Origine de la musique haitienne:
Si les esclaves importés d’Afrique ont été dépouillés de leur dignité et humanité, leur mémoire de la terre ancestrale demeura pourtant intouchable et intacte. Ainsi ont-ils pu s’accrocher à leurs croyances et leurs traditions et y trouver, à l’occasion, un certain confort en se réfugiant derrière leurs souvenirs.
La musique leur offrit l’opportunité de non seulement exprimer ces croyances et traditions, mais aussi de vivre au jour le jour leur nouvelle réalité faite de durs labeurs, de misère, d’humiliations. Ils ont pu réinventer leurs instruments en utilisant les produits agricoles à leur portée (tambour, vaksine etc). Quand l’occasion se présenta pour s’affirmer face aux maîtres despotes, leur musique se transforma en chant de ralliement. Ainsi prit naissance la musique haïtienne qui puisa son inspiration dans les chants et dans la musique de l’Afrique ancestrale, de la dure réalité de l’esclavage, et quelquefois de l’héritage légué par les colons européens. Elle est et restera une musique dansante portée par la voix en prenant quelquefois le ton de révolte, d’activisme et de résistance.
Après l’indépendance dans un souci de s’identifier avec la civilisation européenne, nos élites ont essayé de faire taire cette musique en la reléguant dans les hauteurs des montagnes et aux fins fonds des plaines. Cette musique qui devrait révéler notre identité de peuple libéré devint suspecte comme elle l’a été parmi les colons.
Tout au long du 19ème siècle, pour se divertir, nous nous sommes tournés vers l’extérieur. La musique telle que jouée devant le grand public se réduisit à l’établissement et aux performances de fanfares militaires qui devinrent, pour les musiciens professionnels, les seules sources d’un revenu stable. Ces fanfares s’étaient établies dans les principales villes et offraient des concerts dominicaux. Leur répertoire comprenait des quadrilles à la mode, des marches et des valses d’origine européenne. Plus tard, aux normes européennes seront intégrées subtilement certaines caractéristiques locales. Cette période a vu surgir des musiciens Haïtiens comme Occide Jeanty (1860-1936), chef de bande de la Musique du Palais national qui produisit des œuvres avec une dimension politique, comme son opus « 1804 » commémorant l’indépendance d’Haïti. La musique des ancêtres à laquelle on avait essayé de nier l’existence resta vivante dans les campagnes. Elle ajouta même à son répertoire les « contes chantés ».
L’occupation américaine (1915-1934) réveilla la conscience nationaliste chez la majorité des Haïtiens. Elle les obligea à jeter un nouveau regard sur ce qui constituait notre essence comme peuple. Au niveau de la musique, elle aboutit à une plus grande importance accordée aux éléments de la musique ancestrale avec des compositeurs tels que Ludovic Lamothe (1882-1953), Justin Elie (1883-1931), Franck Lassègue (1890-1940), et Werner Jaegerhuber (1900-1953), tous formés en Europe.
A la fin et après l’occupation, les élites Haïtiennes se sont à nouveau tournés vers l’extérieur, plus précisément vers les pays de la Caraïbe d’expression espagnole en privilégiant la musique afro-cubaine. Ainsi seront créés des groupes musicaux dont la plupart portèrent des noms avec les préfixes « Trio », « Quinteto », « Sexteto » qui traduisirent le nombre de musiciens dans ces groupes. Le plus fameux fut « Les Gais Troubadours », un groupe créé dans les années 30 sous le nom de Quinteto Estudiantino Haitiano, pour se rebaptiser Sexteto Estudianto Haitiano, pour enfin devenir Les Gais Troubadours dans les années 40.
Cette décade sera celle du retour aux sources avec la création de plusieurs orchestres dont la musique se distancia peu à peu du rythme hispano-caraïbéen. S’inspirant alors du Jazz américain, les musiciens de cette période intégrèrent sans préjugés et à profusion les éléments de la musique ancestrale. Issa El Saieh Et Son Orchestre, l’Orchestre Jazz des Jeunes auront été les plus populaires de l’époque et les musiciens qui tinrent par la suite le haut du pavé firent leurs premières armes dans ces deux groupes dont le fameux Nemours Jean-Baptiste (1918-1985) qui créa le rythme konpa.
Musique Konpa :
Le Konpa est un genre musical qui a pris naissance en Haïti en 1955 sous l’impulsion de Nemours Jean-Baptiste. Musique dansante, elle reste aujourd’hui encore à l’avant-garde de la scène musicale haïtienne, tant en Haïti que dans la diaspora haïtienne.
Il existe deux théories sur les inspirations du Konpa. Certains pensent qu’il n’est qu’une adaptation du merengue típico de la région de Cibao en République Dominicaine. D’autres pensent trouver ses racines dans la musique folklorique haïtienne avec une adaptation de la contredanse, du quadrille, et de certains rythmes vodou comme le rada, le kongo , le petwo, tous d’origine africaine.
Le premier ensemble qui joua ce rythme, l’Orchestre aux Calebasses qui devint plus tard l’Ensemble Nemours Jean-Baptiste comprenait généralement un saxophone, un accordéon, une guitare acoustique, des cordes, des tambours et autres instruments de percussion. À partir des années 1960, on y introduisit des instruments électroniques (guitare, basse, et synthétiseurs). A la fin de cette décade, avec l’avènement des « mini-jazz » qui adoptèrent le rythme konpa, les orchestres traditionnels (Nemours Jean-Baptiste et Webert Sicot) ajoutèrent dans leur « instrumentarum » des trompettes, des trombones. Les thèmes développés par les musiciens konpa sont multiples, ils vont de l’amour (vécu dans le bonheur), de ses affres (rejeté ou trahi) à la critique politique et sociale en passant par l’éloge de la dictature de François Duvalier.
Aujourd’hui La musique Konpa se laisse influencer par plusieurs genres venant de l’extérieur dont le reggae jamaïcain, le R & B américain et le zouk martiniquais, mais il n’a jamais trahi, dans son essence, ce qui fit et fait encore son originalité, quoique les groupes les plus populaires, avec des rares exceptions, se soient expatriés.
L’Orchestre Septentrional d’Haiti formé en 1948 au Cap-Haïtien fut et restera un des deux groupes musicaux à embrasser sans aucun complexe tous les genres musicaux adoptés ou créés par les Haïtiens. Son répertoire comprend aussi bien de la musique konpa que des boléros et des méringues. Un autre orchestre, Le Tropicana d’Haïti, également formé au Cap-Haïtien et qui a eu son premier bal en 1963, suit les sillons de son aîné. Aujourd’hui, ils sont les plus anciens groupes musicaux d’Haïti et n’ont jamais déçu leurs fanatiques et supporteurs.
Musique Racine :
On peut dire que la musique « rasin » (racine en français) remonte aux années 40 avec « l’introduction plus ou moins directe ou allusive de la musique [ancestrale] » dans les villes. La musique ancestrale, ignorée, méprisée même par les élites a été reléguée loin des centres urbains et dans les campagnes. La musique racine popularisée dans les années 80, se distingue cependant du mouvement des années 40. Elle est beaucoup plus engagée et quelquefois même politique avec une tournure nettement partisane. Elle expose d’abord les nombreuses contradictions sociales du pays et se présente comme la projection de la vision du pays telle que perçue par les paysans. Ces derniers en effet assimilent la politique à un champs miné par des cyniques et ou fleurissent et s’épanouissent des exploiteurs, des profiteurs basés à Port-au-Prince.
Les musiciens qui ont adopté ce rythme se sont ainsi démarqués des musiciens konpa. Ils introduisent dans leurs œuvres le rock-reggae sur un fonds de rara avec l’incontournable rythme kata.
Boukman Eksperyans fut le premier groupe de tendance purement racine a jouir d’un rayonnement national et international. Créé par Théodore Beaubrun (un des enfants du comédien Languichatte Débordus) et son épouse Mimerose, il a servi de modèle pour les groupes créés par la suite et adoptant ce genre dont Tokay, Ram, Azor, Boukan ginen, Koudjay etc.
Jazz:
Le jazz en Haiti remonte à l’occupation américaine et se diffusa alors par le biais de deux sources: La musique de Jazz diffusée à la la radio et le retour des fils de l’élite qui ont vécu pendant un temps à Paris et qui se sont laissés séduire par ce genre musical. De cette époque, on peut citer les orchestres Louis Scott, Guignand (le premier groupe haïtien à enregistrer un disque), les Jacobins. Ces groupes n’ont pas fait long feu, emportés par l’esprit indigéniste des années 40. Certains musiciens ne se sont pas laissés découragés et continuaient à produire, enregistrant de temps en temps un disque.
Depuis les années 90, on a toutefois remarqué un certain intérêt pour ce genre. Des groupes se forment et évoluent aussi bien en Haïti qu’à l’étranger. Ils adoptent alors le genre afro-jazz de la Nouvelle Orléans en y incorporant des éléments de la musique du terroir (konpa, ou musique traditionnelle). Parmi les musiciens de Jazz les plus connus, il faut citer Joël Widmaïer, Fabrice Rouzier, BelO, Beethova Obas et parmi les groupes, Mozayik.
Il existe même une fondation de Jazz en Haïtien qui organise chaque et ce, depuis 2007, un festival annuel à Port-au-Prince avec des invités venus de l’extérieur.
Musique Twoubadou:
Le genre musical appelé Twoubadou fit son apparition en Haïti à l’époque de l’occupation américaine (1915-1934). Mélange de rythme afro-cubain, de musique rurale haïtienne et, quelquefois, de chansons populaires, son émergence a été favorisée par les nouvelles technologies de l’industrie musicale dont le phonographe, le mass média qu’est devenue la radio et le retour des travailleurs saisonniers Haïtiens. La musique cubaine devint facilement accessible aux Haïtiens.
Imitant les groupes musicaux cubains, les premiers groupes de twoubadou étaient composés de deux à quatre instruments à corde, d’un tanbou, de tchatcha et d’un malimba servant de basse. Plus tard, le banjo fut ajouté à l’ensemble. Ils interprétaient alors de la musique de danse populaire de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Plus tard, ces groupes ont commencèrent à jouer de la musique konpa et des mini-jazz avec des arrangements pou refléter le genre.
Dès son début, plusieurs générations d’Haïtiens ont adopté la musique twoubadou comme une forme de résistance. La résistance se faisait d’abord contre l’occupation américaine, et, des décennies plus tard contre le régime des Duvalier. Parmi ceux qui ont utilisé ce genre comme une forme de résistance, il faut citer Manno Charlemagne et Marco Jeanty qui ont enregistrèrent des chansons contestataires. D’autres l’ont utilisé come une sorte d’outil d’activisme pour dénoncer des plaies sociales. Toto Nécessité, Rodrigue Millien (1946-1921), Jules Similien, Coupé Cloué dans les années 1970, ont contribué à lancer ce courant. Aujourd’hui cet activisme disparaît dans les chansons twoubadou. Les groupes purement twoubadou, et ils sont peu nombreux, se content d’adapter dans la majorité des cas, des chansons populaires de konpa.
La musique dans les écoles :
A la suite du Concordat signé en 1860 entre Haïti et le Vatican, plusieurs congrégations de religieux et de prêtres catholiques vinrent établir des écoles. Ils intégrèrent des cours de musique dans leur curriculum. Les lycées suivirent l’exemple des écoles congréganistes. Ainsi naquirent les fanfares scolaires dont la plupart ont été prises à charge par le gouvernement. Dans les années 1960, à la suite de la tentative du gouvernement d’utiliser les fanfares scolaires à des fins politiques faisant de leur présence dans les manifestations pro-gouvernementales et les parades une obligation, les cours de musique seront éliminés des écoles congréganistes.
En 1955, le Conservatoire National a été créé. Disparu pendant le régime des Duvalier, elle refit son apparition en 1987 sous le nom d’ENARTS (École Nationale des Arts). Dépendant aujourd’hui du ministère de la Culture, elle compte un département de musique. Elle forme donc des musiciens au niveau supérieur.
L’École Sainte Trinité de Port-au-Prince, une institution de l’Église épiscopale, est l’institution pédagogique la plus importante où les élèves ont eu et ont encore la chance d’apprendre la musique et de jouer un instrument, et ce depuis 1956. Au début des années 70, les meilleurs élèves furent alors invités à intégrer l’Orchestre Philharmonique qui porte le nom de l’école. Avec l’inauguration le 22 novembre 1979 de la Salle Sainte Cécile, la seule salle de concert d’Haïti, le grand public a pu découvrir les jeunes talents formés à l’École Sainte Trinité. Le tremblement de terre de 2010 a sérieusement endommagé la majorité des écoles. L’École Sainte Trinité perdit la plupart de ces instruments et la seule salle de concert d’Haïti, la Salle Sainte Cécile. Elle fut toutefois rétablie à Pétion-Ville.
Conclusion:
En Haïti la musique est diffusée partout et parfois à un volume capable de vous creuser le tympan. Les sons arrivent des tap-taps, des magasins de quincaillerie, des vendeurs ambulants et des voitures privées souvent pilotées par des jeunes.Un signe que les Haïtiens aiment leur musique.Les fêtes champêtres et la saison carnavalesque avec ses dimanches de préparation exposent dans les rues et sur les places publiques cet enthousiasme.
📚 Sources:
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