6240.- Histoire d’Haiti: 1804-1843

Classification Histoire et Société

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Enlevés de force de leur Afrique ancestrale, réduits en esclavage sur une île qui a été le théâtre d’un génocide sans précédent, les noirs de Saint-Domingue, alors colonie française, n’ont jamais tout à fait accepté leur sort. Ils l’ont, chaque fois l’occasion se présentait, démontré en adoptant des stratagèmes parfois insoupçonnés par leurs maîtres. La liberté générale décrétée par Sonthonax, ne fut pas seulement la résultante des idées de la Révolution française mais une admission par ce commissaire que seuls les esclaves en révolte et les marrons pouvaient conserver Saint Domingue à la France; une démarche qui précéda de quelques mois la proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies par la Convention (voir: 29 Août 1793).

Quand Napoléon envoya, en 1802, une force expéditionnaire pour rétablir l’esclavage, Les noirs se révoltèrent et, trouvant des alliés dans les hommes de couleur (les mulâtres), ils transformèrent leur révolte en lutte de survie et triomphèrent. La France perdit alors Saint Domingue, sa riche colonie.

Le premier janvier 1804, la nouvelle nation s’identifia au monde entier à travers une grandiose célébration tenue sur la place d’armes des Gonaïves. Saint Domingue devint Haïti, le nom hérité des premiers habitants. Ce jour-là, sur la place des Gonaïves, devant l’État major au complet et une foule immense, l’Acte de l’indépendance fut lu; et Haiti devint une nation indépendante.

Dans la soirée, les généraux nommèrent Jean-Jacques Dessalines « Gouverneur à vie » de la nouvelle nation.

Jean-Jacques Dessalines: de gouverneur à vie à Empereur


La nation haïtienne prit naissance dans un monde imprégné de racisme sulfureux qui la considérait avec méfiance affichant même, dans certains cas, une ouverte hostilité à son égard. Les grandes puissances de l’époque (France, Espagne, Angleterre) qui avaient un certain intérêt dans le maintien de l’esclavage des noirs refusèrent de reconnaître cette indépendance.

Le gouverneur à vie, Dessalines, avait bien compris les raisons de cette hostilité et les menaces qui pesaient sur le pays avec les velléités de repossession des dirigeants de l’ancienne métropole et le retour au statu quo des anciens colons. Il décida alors, tout en proclamant le principe de la dignité retrouvée et de l’égalité des races, de prendre des mesures drastiques pour défendre le pays contre, tout d’abord, les actes de sabotage pouvant venir des anciens colons résidant encore dans le pays et ensuite une possible invasion. Le massacre des Français et la construction de forts s’inscrivent dans l’application de ces mesures.

La fragilité de cette indépendance ne s’observe pas uniquement au niveau des relations avec le monde extérieur, mais aussi au niveau local, dans les relations entre les noirs (la majorité, des anciens esclaves) et les mulâtres. Cette indépendance, à côté de la bravoure des soldats indigènes a été rendue possible par l’alliance de ces groupes ethniques mais aux intérêts toujours divergents. Après les fastes du 1er janvier 1804, les vieux démons refirent surface.

Les démarches de Dessalines en vue d’étendre les bénéfices de l’indépendance à ceux et celles qui avaient souffert, dans leur chair et dans leur âme, les affres du système esclavagiste se heurtèrent aux intérêts des mulâtres, propriétaires terriens mais ne jouissant pas de leurs droits civils avant l’indépendance. Pendant plus d’une douzaine d’années ils s’étaient battus pour la reconnaissance de ces droits. Mais, l’indépendance acquise, ils voulaient être les grands bénéficiaires du nouveau régime en conservant surtout l’aspect exploitant de l’ancien système. Par ce, et d’une manière non tout à fait subtile, ils pensaient remplacer les colons français. La démarche du gouverneur en chef de faire le relevé des biens des anciens colons en vue de les distribuer aux anciens esclaves ne leur plaisait pas. La vérification des titres de propriétés, une exigence de cette démarche, faisait de lui un ennemi, et un ennemi à abattre.

Dessalines qui, entre-temps s’était fait couronner empereur sous le nom de Jacques 1er, eut à faire face à de nombreux soulèvements, expressions de la grogne des fils des anciens colons notamment dans l’Ouest et le Sud. Finalement, il tomba victime d’un complot le 17 octobre 1806, à l’entrée de Port-au-Prince (Voir: Dessalines: assassinat politique, assassinat psychologique).

La scission du Nord et de l’Ouest


Le fondateur de la nation éliminé, les ambitions des uns et des autres éclatèrent au grand jour. Le centre de décision qui a été jusque là Marchand (Artibonite), la première capitale, se déplaça à Port-au-Prince (Ouest) fief de Pétion, de Gérin et autres mulâtres hostiles au partage équitable des ressources du pays. Une constitution rédigée en toute hâte par les amis de Pétion à Port-au-Prince, abolit la monarchie et fit d’Haïti une République avec, à la tête du pouvoir exécutif, un président dépourvu d’autorité et élu pour quatre ans, un pouvoir législatif représenté par un Sénat tout-puissant et un pouvoir judiciaire composé de juges inamovibles et de magistrats.

Pensant ainsi manipuler un autre leader noir, Henri Christophe, les deux hommes forts de l’Ouest firent miroiter devant ses yeux la fonction de chef exécutif. Ce dernier décelant leur stratégie, refusa l’offre. Il se dirigea vers Port-au-Prince à la tête de ses hommes pour s’accaparer du pouvoir en dehors des stipulations de la constitution. Il dut rebrousser chemin après avoir essayé d’asphyxier la ville en l’assiégeant pendant une semaine (Voir: 1er janvier 1807; 8 janvier 1807), et détacha les territoires sous son commandement, une fois retourné dans le Nord, son fief.

Ce fut la première scission.

Dans l’Ouest et le Sud, Pétion se fit immédiatement nommé président alors que dans le Nord et l’Artibonite, Christophe devint le chef exécutif sous le nom de « Magistrat » d’abord et de Roi ensuite. Les textes constitutionnels du Nord publiés en 1807 et 1811 entérinèrent la séparation.

La scission du Nord et de l’Ouest mit en relief non seulement le caractère des deux chefs exécutifs, mais aussi leur style de gestion administrative. Dans le Nord, Christophe, d’une main de fer, dirigea son royaume. Son dynamisme, qui ne laissait aucune place à l’indiscipline et à la contestation, apporta une palpable prospérité sur son territoire. Dans l’Ouest, Pétion, que plusieurs historiens assimilèrent à un débonnaire, présenta au monde l’image d’un démocrate qui se laisserait guider uniquement par les lois en vigueur tout en se protégeant militairement et à coups de propagande des velléités d’unification de Christophe. Pourtant, sous son aspect débonnaire, Pétion ne laissa pas non plus de place à la contestation et usurpa même les pouvoirs conférés par la Constitution de 1806 au Sénat. Combien de généraux furent éliminés ou emprisonnés sous son administration?(1)

L’administration du Président de l’Ouest fut également caractérisée par une politique agraire qui consistait à distribuer les terres des anciens colons aux officiers et soldats. Toutefois, les propriétés les plus riches revenaient pourtant à ses amis et alliés. Christophe conservait la structure féodale adoptée par Toussaint. Le cultivateur est simplement attaché à une plantation.

Alors que la Constitution de 1811 adopté dans le Nord faisait de Christophe un roi, il aura fallu attendre la révision de la Charte républicaine de 1806 près de dix ans plus tard pour voir apparaître, pour la première fois, la notion de présidence à vie. Entre-temps, Pétion s’était toujours arrangé pour se faire réélu (2). Il devint donc, sous l’égide de la constitution révisée, le premier président à vie d’Haiti(3).

Le gouvernement de Pétion fut marqué par deux autres actions:

  1. L’établissement d’un lycée et d’une école secondaire ouverte uniquement aux filles à Port-au-Prince
  2. et l’aide pourvue à Simon Bolivar qui le rend, encore aujourd’hui, très populaire en Amérique latine.

André Rigaud: La séparation du Sud avec la République


Le retour d’André Rigaud(4) au pays en 1810 fit éclore les germes de division dans le cœur des gens du Sud. Accueilli chaleureusement par Pétion, son ancien aide de camp, il profita du mécontentement de quelques habitants de cette région pour prononcer, avec le concours du général Bruno Blanchet, la séparation du Sud avec la République.

Gouvernant alors sans une constitution et par arrêté, il prit le titre de général-en-chef de l’état du Sud. Il caressait toutefois le rêve de devenir président d’Haiti à l’expiration du mandat de Pétion en 1811. Il essuya donc une grande déception à l’annonce de la réélection de ce dernier et obligea alors Bruno Blanchet à rédiger une adresse aux citoyens du département de l’Ouest dans lequel Pétion fut dénoncé comme ayant usurpé la qualification de président d’Haiti.(5)

Sa mort un an plus tard (18 septembre 1811) mit fin à la scission de l’Ouest et du Sud et le caractère éphémère de son administration évita les actes de vengeance.

Jean-Pierre Boyer: Un quart de siècle d’administration


Pétion, le président à vie, expira 29 mars 1818. Et Jean-Pierre Boyer, son aide-de-camp, son secrétaire privé et le commandant de Port-au-Prince, devint son successeur deux jours plus tard. Haïti connut une certaine stabilité au début du gouvernement de Jean-Pierre Boyer.

Boyer pacifia la grande Anse en maîtrisa nt le brigand Jean-Baptiste Perrier, dit Goman, qui pendant plus de douze ans et à la tête d’une bande armée, harcelait la Grande Anse et les troupes gouvernementales dans la région. Après la mort de Christophe, le 8 octobre 1820, l’allégeance des leaders du royaume du Nord et la soumission de la partie orientale après l’invasion de février 1822, il réussit à gouverner l’île. Dans le Nord il élimina tous les membres mâles de la famille royale et les dignitaires qui n’avaient pas fait formellement leur soumission.

Observateur attentif, il avait appris à ne pas répéter les erreurs de son prédécesseur, en se montrant trop débonnaire. Toutefois, il poursuivit sa politique et ses démarches en vue de la reconnaissance de l’indépendance d’Haiti. Un traité fut signé en 1825 reconnaissant cette indépendance moyennant le paiement d’une énorme indemnité, et donnant à la France le quasi-monopole des échanges commerciaux.

Cet Accord fit bien de mécontents parmi ses propres alliés. Ainsi apparurent les premières fissures(6) qui s’élargiraient avec l’apparition d’une opposition d’abord au Parlement et ensuite dans certaines régions du pays dont le Sud avec l’insurrection conduite par Hérard Dumesle connue plus tard sous le nom de révolution de Praslin. Ce mouvement atteignant Port-au-Prince mit fin au gouvernement de Boyer qui devint ainsi le premier président d’Haiti à prendre la route de l’exil.

Pourtant, cet accord ne saurait à lui seul précipité la chute de Boyer qui arriva d’ailleurs 18 ans près après la signature du document pervers. Le gâchis qui a caractérisé son gouvernement dès son emprise sur le trésor bien garni du royaume du Nord et qui s’est poursuivi tout au long de son administration exacerba la pauvreté. Il fallait en plus respecter l’échéance de paiement de la dette de l’indépendance. Christophe, de force ou de gré, faisait travailler ses sujets. Ces derniers sous Boyer, par manque d’encouragement, se montraient indifférents à toute action qui pourrait conserver la splendeur de l’ancien royaume et l’étendre sur les autres régions de la République.

Une tentative de relancer l’agriculture en publiant en 1826 un Code Rural ne donna pas les résultats escomptés. Ce code faisait de tout Haïtien non-muni d’une profession ou qui n’était pas un fonctionnaire de l’État ou un soldat, un cultivateur. Par ce, il était relégué à la campagne, et devait travailler pour les grands propriétaires. Écarté définitivement des affaires, ce statu de cultivateur ou de paysan le poursuivait toute la vie et restreignait ses déplacements et ses actions (7). Sans être abrogé, ce Code tomba en désuétude avant même la fin du gouvernement de Boyer(8).

L’application du Code dans la partie orientale où les paysans venaient tout juste d’accéder à la propriété suscita des hostilités contre le gouvernement de Port-au-Prince quand il ne fut pas simplement ignoré. De plus la politique générale de Boyer dans l’Est révoltait les habitants et surtout les élites et la hiérarchie catholique.

Ainsi donc, le gouvernement de Boyer dura 25 ans avec une emprise sur l’île entière pendant 21 ans. Avec une vision sociale myope et partisane, une organisation politique sans une solide fondation, créant une élite parmi les gens de son clan au détriment de la majorité noire qui devraient être relégué dans les champs et les plantations des autres, il devint alors très impopulaire. L’opposition formée à la chambre avec pour chef de file Hérard Dumesle se trouva donc enhardie et ne cessait de dénoncer ce modèle de gouvernement. Les hommes de Praslin ont su profiter du mécontentement populaire pour s’imposer après avoir publié un acte intitulé « Manifeste ou Appel des citoyens des Cayes à leurs concitoyens » et recevoir l’endossement de la garde nationale de Port-au-Prince et autres régiments.

Boyer démissionna et prit le chemin de l’exil. Il résida pour un temps à la Jamaïque avant de s’établir définitivement en France où il rendit l’âme le 9 juillet 1850.

Le verdict


Cette première tranche de notre histoire de peuple libre et indépendant montra à quel point nos premiers leaders, tous des militaires, sans aucune expérience préalable dans l’administration civile avaient déraillé le flamboyant train parti des Gonaives le 1er janvier 1804:

  1. Dessalines en ayant recours à des mesures drastiques pour faire face aux défis qui se présentaient à lui;
  2. Pétion qui, dans un esprit de supériorité clanique, renforçait le pouvoir de ses proches partisans tout en se cachant derrière l’image du « bon papa »;
  3. Henri Christophe par son rêve de splendeur au détriment de l’humanité et du respect des droits de ses sujets.
  4. Jean-Pierre Boyer qui se trouvait dans une unique et envieuse situation en devenant le chef exécutif de l’île entière et dont toutes les démarches finissaient par susciter des hostilités :
    1. La négociation et le traité de reconnaissance de l’indépendance;
    2. La publication du Code rural de 1826;
    3. Les mesures prises dans l’Est (fermeture de l’université et l’obligation faite aux étudiants d’intégrer l’armée, la confiscation des biens de l’Église);
    4. La tentative de réduire au silence les opposants à la Chambre.

Quatre constitutions furent promulguées:

  1. La Constitution de mai 1805, créant le premier empire;
  2. Celle de décembre 1806 qui abolit l’empire et fit d’Haiti une république. En vigueur dans l’Ouest et le Sud, elle fut révisée en 1816 et de 1822, elle devint la loi mère de toute l’ile;
  3. Celle de 1807 qui entérina la scission entre les départements du Nord et du Sud, créant l’État du Nord;
  4. Celle de 1811 qui établit le royaume du Nord.

Toutes mirent en relief les divisions sociales du nouveau pays.

Il faut bien admettre que cette période fut un échec sur le plan politique, diplomatique et social. Et « les noirs dont les pères sont restés en Afrique, n’auront-ils donc rien » s’était écrié Dessalines peu avant son assassinat. Et la masse des noirs en 1843 n’avaient rien ou presque rien. Pire, la nouvelle élite auront essayé de se servir de leur chefs pour conserver leurs privilèges, et ce, jusqu’en 1915.

De plus, l’indépendance eut lieu en un temps où l’esclavage était admis et profitable à beaucoup de nations. Haiti, considérée comme une brebis galleuse et une expérience à ne pas répéter fut l’objet d’ostracisme de la part des grandes puissances de l’époque. Le paiement de millions de francs en échange de la reconnaissance l’a rendue chroniquement exsangue.

  1. Ce fut le cas du général de brigade Delva, emprisonné et assassiné plus tard; de Magloire Ambroise également assassiné en prison et de bien d’autres.
  2. Réélu le 9 mars 1811 et le 9 mars 1815 par un sénat à sa solde
    « Décret du Sénat portant la nomination d’un président d’Haiti: No. 287 » Recueil général des lois et actes du gouvernement d’Haiti, depuis la proclamation de son indépendance jusqu’à nos jours. Vol. 2: 1809-1817. Londres: Forgotten Books, 2017; pp. 75-76.
    « Procès verbal de la séance du Sénat pourtant l’élection du président d’Haiti: No. 411 » op. cit.; pp. 314.
  3. Article 142 de la Constitution d’Haiti révisée au Grand Goâve le 2 juin 1816.
    Voir le Texte intégral
  4. Ancien commandant de la partie Sud de Saint Domingue jusqu’à sa défaite à l’issue de la guerre civile de 1799-1800. Exilé alors, il revint en Haiti avec l’expédition française. Leclerc le renvoya en France où il fut maintenu pendant un temps en résidence surveillée.
  5. Madiou, Thomas. Histoire d’Haïti. Tome IV: 1807-1811. Port-au-Prince; Editions Henri Deschamps; 1987 ; p. 387.
  6. Madiou, Thomas. Histoire d’Haïti. Tome VII: 1827-1843. Port-au-Prince; Editions Henri Deschamps; 1988 ; pp. 39-42.
  7. « Article 4 » Code rural de Boyer 1826… Port-au-Prince: Henri Deschamps, 1992.
  8. En 1838, la chambre des représentants des communes, dans une adresse au président Boyer, faisait le constat suivant:
    « Il (le Code rural) est tombé, et sa chute a écrasé l’agriculture ; mais il faut le dire, il a subi le sort de toutes les institutions qui ne sont pas dans l’esprit d’un siècle du perfectionnement Privé de la sanction de l’opinion, l’intérêt même n’a pu le garantir d’une désuétude hâtive. »
    Et les députés prodiguaient les conseils suivants au gouvernement:
    « Mais nous croyons pouvoir avancer, sans crainte d’être contredits, que ce Code modifié et approprié aux besoins de l’époque présente, produira les plus heureux effets. « 
Chefs d’État d’Haiti
Constitution Impériale de 1805
Constitution Républicaine de 1806
Constitution de 1843
Histoire: Repères chronologiques
Notable: Jean-Jacques Dessalines
Ordonnance de Charles X (1825)
Profil d’Alexandre Pétion
Profil d’Henri Christophe
Profil de Jean-Pierre Boyer

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Date de création: 16 juillet 2017
Date de révision : 21 août 2023 à 21:46