L’Énigme de la grenade
📅 Texte publié le dimanche 15 novembre 2009
Je suis à Bordeaux(1), la prison. Dans le petit local qui me sert de studio temporaire depuis 4 ans, j’accueille ce matin douze Souverains dont dix sont noirs. Tous dans la vingtaine. Certains sont nés au Québec et d’autres sont arrivés très jeunes d’Haïti. Je sais d’avance que ceux-là se sentiront particulièrement plus visés par la nouvelle que je m’apprête à annoncer. Mais je ne voudrais pas l’annoncer n’importe comment. Pas comme dans les nouvelles.Et encore moins comme certains chroniqueurs l’ont accueilli, c’est à dire avec grande joie, sans plus. J’aimerais que mes Souverains retrouvent dans cette nouvelle plus qu’une simple fierté folklorique face à la réussite d’un homme. Un homme qu’ils perçoivent comme un des leurs.
Alors, je me met à parler de Dany Laferrière(2). Au moins une heure de temps. De son parcours. De son exil fuyant le régime Duvalier-fils. De sa littérature surtout. De l’importance qu’il accorde au style. De son père, le plus jeune maire de l’histoire de Port-au-Prince. De l’absence de ce père poussé à l’exil par le régime Duvalier-père. Et de ce rendez-vous manqué à New York de Dany avec son père en 1984. De cette porte que le père n’a pas voulu ouvrir au fils. De ce retour pas comme les autres vers la terre natale à la trace du père. L’absence prenait tout d’un coup la forme d’une énigme. L’énigme du retour.
L’absence du père, la plupart de mes Souverains en savent quelque chose. Ils en ont souffert longtemps et secrètement. Dany Laferrière en a peut-être souffert aussi, mais vraisemblablement cela n’a pas entravé son épanouissement ni sa réussite. Comment a t-il réussi, là ou d’autres ont échoué ? Je pose la question à mes Souverains.
Silence!
L’un d’eux finit par exprimer son incompréhension devant cette porte restée fermée. Il aurait aimé que le fils retrouve son père, que le père
retrouve son fils comme la fin heureuse d’un film. Je réplique « La vie n’est pas toujours comme dans les films. Ce père avait des rêves pour Haïti. La démocratie, l’égalité, la liberté. Il a fondé un parti politique Le Souverain. Mais face à la dictature, son rêve a été brisé. Il a dû partir. Fuir. S’exiler. Il n’a jamais donné de ses nouvelles. Peut-être parce qu’il voulait protéger son fils de la mort d’un rêve. Celui de réaliser un meilleur sort pour Haïti ».
Je repose ma question autrement pour aller au cœur du sujet. « Comment peut-on réussir à échapper aux effets néfastes de l’absence du père..? » Silence de nouveau. Le sujet est délicat. Je le sais. Depuis 20 ans, les Souverains sont plus à l’aise à m’en parler en privé. Alors, je me permets de leur avancer une hypothèse sur l’énigme de la réussite de Dany Laferrière malgré l’absence de son père.
« Peut-être que Dany a trouvé dans la littérature de quoi combler un vide, une absence. De quoi apaiser une angoisse. Chose certaine, Dany Laferrière n’a pas laissé la mort du rêve de son père affecter le sien. Devenir écrivain. Sans la littérature, Laferrière aurait-il sombré lui aussi dans la déprime comme son père ou la révolte ? Chose certaine, il ne s’est pas laissé apitoyer sur son sort. Si d’autres ont fait de la grenade une arme, lui, il en a fait un fruit. Dans ce sens, il est un modèle inspirant pour tous. »
Plus d’une heure à parler de Dany Laferrière avant de leur annoncer qu’il vient de remporter le Médicis 2009. Mes Souverains ignorent le Médicis, mais ils ont bien compris qu’une aussi longue introduction ne peut être fondée que sur une très bonne et grande nouvelle. Leurs mains se sont levées et leurs cris de joie ont débordés jusqu’aux couloirs. Musique, tambour, rara, compas et bien sûr rap.
Une fois le calme revenu, j’ai conclu: « Le Médicis pour Laferrière, comme il dit lui-même, c’est deux jours de bon temps avant que l’angoisse de l’écrivain ne reprenne du service. Mais pour vous, chers Souverains, c’est peut-être l’occasion de lire celui dont vous êtes fiers. En lisant ne serait-ce qu’un livre de lui, vous saurez pour qui vous venez de danser, de chanter et de crier votre joie. L’occasion pour vous de plonger dans l’univers et le style d’un écrivain québécois, haïtien et qui se dit parfois japonais. Ne vous contentez pas de la popularité du personnage. Ne soyez pas fiers de lui seulement parce que vous le voyez souvent à la télé ou parce qu’il vient de gagner un prix. Ne faîtes pas comme moi, n’attendez pas des années avant de le lire. Longtemps, je trouvais que par ses apparitions médiatiques il volait la vedette à ses livres jusqu’au moment ou je tombe sur son titre « Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? ». À lui seul, le chapitre sur les fausses blondes est une œuvre littéraire. Je suis heureux de ne pas avoir attendu le Médicis pour lire Laferrière. Je vous le dis. Sa littérature est sublime. Alors, donnez-lui votre propre prix avant qu’il ne gagne le Goncourt ou le Nobel de la littérature. À défaut de démystifier l’énigme de la réussite, vous comprendrez parfaitement celui de la grenade. Un fruit cultivé à coup de génie, de charme et d’efforts.. »
Un Souverain se lève et me lance « Dis, quand est-ce que tu vas inviter le fils du Souverain à notre émission ? ».
Ma réponse, « Sûrement avant qu’il ne remporte le Nobel ».
Mohamed Lotfi (3)
✍ Note :
- Prison provinciale du Québec de la région Montréalaise. Beaucoup de déportés venant de la province du Québec ont séjourné dans cette fameuse prison pour cause de délinquance.
- Ecrivain Québecois d’origine haitienne qui vient de gagner le fameux prix Médicis.
- Journaliste et réalisateur radio de l’émission »Souverains anonymes » réalisés avec et pour les détenus de la prison de Bordeaux.