Intervention du premier ministre de facto, Ariel Henry, à la tribune de l’ONU pour la 78e Session ordinaire de l’Assemblée Général des Nations-Unies
📅 Texte publié le samedi 23 septembre 2023
Monsieur le Président de l’Assemblée générale,
Monsieur le Secrétaire Général,
Excellences Mesdames, Messieurs les Chefs d’État ou de Gouvernement,
Excellences Mesdames, Messieurs les Ministres,
Excellences Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs,
Distingués Délégués,
Chers amis,
Chers compatriotes,
Q u’il me soit tout d’abord permis d’adresser au Président de l’Assemblée générale, Son Excellence Monsieur Dennis Francis, Ambassadeur, Représentant permanent de Trinité-et-Tobago mes plus vives félicitations, pour son élection à la Présidence de la 78ème Session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies. La délégation haïtienne lui promet toute sa collaboration dans l’accomplissement de ses nobles tâches. Je suis convaincu que, par sa grande sagesse et sa longue expérience, nos délibérations seront couronnées de succès.
Je voudrais également profiter de l’occasion pour saluer le travail remarquable effectué par le Secrétaire Général, Monsieur Antonio GUTERRES, à la tête de notre organisation. A cet égard, je lui suis très reconnaissant pour sa visite en Haïti au mois de juillet dernier, qui a été pour le peuple haïtien un moment de réconfort et de solidarité.
Monsieur le Président,
Je me félicite du Thème que vous avez proposé pour guider nos interventions au cours de cette session: « Rétablir la confiance et raviver la solidarité mondiale : accélérer l’action menée pour réaliser le Programme 2030 et ses objectifs de développement durable en faveur de la paix, de la prospérité, du progrès et de la durabilité pour tout le monde ».
Il nous incombe donc d’examiner et de proposer des solutions aux principaux défis mondiaux, susceptibles de faire progresser la paix, la sécurité et le développement durable. Car, il ne peut pas y avoir de développement durable sans la paix et la sécurité. Il nous faut beaucoup de synergie et faire preuve de solidarité et de générosité pour affronter ces principaux défis.
Le monde, à la veille de l’échéance de 2030, va mal. L’éclatement de nombreux conflits aux conséquences désastreuses pour les populations civiles, la multiplication de nombreuses crises sécuritaire, sanitaire, alimentaire, sont là pour nous rappeler que nous nous éloignons lentement, mais surement des grands idéaux de la Charte des Nations Unies.
Nous en voulons pour preuve, entre autres, l’insécurité alimentaire engendrée par les conflits et les violences. Le Rapport mondial sur les crises alimentaires 2023 indique que 258 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire aigue et avaient besoin d’une aide alimentaire d’urgence en 2022.
A cet effet, Je salue le débat public de haut niveau «sur la famine et l’insécurité alimentaire mondiale provoquée par les conflits », organisé au mois d’aout dernier par le Conseil de sécurité, dont mon pays, avait pris part, en vue de tirer la sonnette d’alarme.
L’économie mondiale, depuis la crise du Covid, se trouve dans une situation de stagnation selon le Fonds monétaire Internationale (FMI) et les perspectives de croissance ne sont pas encourageantes. L’inflation frappe de nombreuses économies. Le spectre d’un retour au protectionnisme nous préoccupe fortement.
Cette situation n’est pas sans conséquence sur les pays les moins avancés, notamment Haïti qui doit constamment faire face à la volatilité des prix et à une grave crise multidimensionnelle, marquée par la détérioration de la situation sécuritaire du pays.
Il convient également de mentionner, dans ce décor inquiétant, la question des changements climatiques qui représentent pour les petits États insulaires un danger permanent. La capacité de nombreux pays de la CARICOM, dont Haïti, est mise constamment à rude épreuve. Au passage de chaque ouragan les économies de la région subissent de pertes énormes qui contribuent à une remise en question des avancées significatives enregistrées sur le plan socio-économique et politique, par la destruction des infrastructures économique, éducative, sanitaire, énergétique, pour ne citer que celles-là.
Monsieur le Président,
L’organisation de nombreuses réunions de haut niveau au cours de la semaine du débat général qui touchent de nombreuses thématiques fondamentales, telles que le développement durable, le Financement du développement, l’ambition climatique ; la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies, vient à point nommé et laisse augurer de perspectives prometteuses.
En effet, L’Organisation des Nations Unies, en sa qualité de gardienne des valeurs universelles est, de ce fait, le cadre approprié de la diplomatie multilatérale pour débattre de toutes ces questions dans le respect de la souveraineté et l’autodétermination des États, conformément à sa Charte fondamentale.
Notre Organisation, face à ces défis globaux, a besoin plus que jamais, d’être plus proche des gens et mieux outillée, en vue d’affronter les principaux enjeux mondiaux. A cet égard, nous saluons les réformes entreprises par le Secrétaire général pour y ramener un climat de détente, de confiance et de sérénité, d’une part et celles en discussion portant sur la revitalisation de l’Assemblée générale et la réforme du Conseil de sécurité, d’autre part.
Monsieur le Président,
Je souhaite alerter la communauté internationale sur une situation inquiétante qui s’est développée, ces dernières semaines à la frontière haitiano- dominicaine, créant un conflit dangereux et inutile entre Haïti et la République Dominicaine qui partagent la souveraineté de l’ile.
La « Rivière Massacre » est un cours d’eau binational qui sillonne simultané les deux pays, dont l’exploitation est régie par le Traite de 1929 et l’Accord du 21 mai 2021 signé de bonne foi entre les autorités des deux États. La République voisine a déjà construit de nombreux canaux d’irrigation sur la rivière, à partir de son territoire. Haïti, de son côté, a commencé à creuser son premier canal d’irrigation pour arroser des terres arides destinées à la production agricole. Le gouvernement dominicain a contesté de façon inamicale et agressive le droit d’Haïti d’exploiter la rivière, sur son propre territoire. Ce qui a ravivé la tension entre les deux pays dont les rapports sont généralement controversés. Le gouvernement dominicain a eu un comportement inamical en prenant avec émotion des mesures discriminatoires, voire une attitude belliqueuse, allant jusqu’à fermer les frontières terrestre, maritime et aérienne avec Haïti et à déployer son armée le long de la frontière, au mépris des articles 1 et 3 du Traité de 1929.
Le Gouvernement haïtien condamne de tels agissements qu’il considère comme un acte inamical et qui en plus mettent en danger la vie de ses ressortissants en République voisine. Ils constituent de graves violations des droits humains, incompatibles à la Charte de l’ONU, aux dispositions relatives au droit international humanitaire et à la Convention relative à la protection des droits des migrants que la République Dominicaine est Etat-partie.
Le gouvernement haïtien réclame le respect de l’intégrité de son territoire et dénonce ce comportement excessif. Haïti, conformément à l’Article 34 de la Charte des Nations Unies, privilégie le dialogue et la négociation dans le conflit de la « Rivière Mascre ». Le gouvernement appelle à la protection de ses ressortissants en république voisine et au respect des Conventions internationales régissant la matière.
Le gouvernement haïtien se positionne contre la confrontation, mais pour la paix et le vivre ensemble de deux peuples partageant la même ile. Il choisit la voie du dialogue et de la négociation pour régler pacifiquement le différend, afin d’arriver à un partage équitable des ressources hydriques binationales, dans le respect des instruments juridiques internationaux déjà signés. Voilà pourquoi, le gouvernement haïtien, tenant compte de l’article 35 de la Charte, alerte la communauté internationale sur le danger que représente cette situation. En effet nous avons en mémoire la douloureuse expérience vécue en octobre 1937 dans la même zone et qui a couté la vie a près de 35.000 civils haïtiens qui ont été massacrés.
Monsieur le Président,
Les liens entre le mal développement, l’extrême pauvreté et les violences ne sont plus à démontrer. Dans cet ordre d’idées, nous sommes les mieux placés pour comprendre les conséquences désastreuses que peut avoir l’absence de paix et de sécurité dans un pays.
Cette session m’offre l’occasion, en ma qualité de Chef du gouvernement d’Haïti, d’exposer la situation du pays, plongé dans une crise profonde depuis des années, confronté à de grands défis, auxquels mon gouvernement s’évertue à trouver des réponses concrètes et durables.
Monsieur le Président,
Excellences Mesdames, Messieurs,
La compréhension de la situation d’Haïti exige de voir la chronique d’une crise structurelle, générée durant plus de 25 ans de mauvais choix de politiques publiques, freinant tout effort de changement, impactant nos institutions, empêchant tout développement économique et progrès social. Ce cycle de trébuchement a mis à l’épreuve l’existence de la nation et conduit à l’effondrement organisationnel de l’État. Nos élites n’ont pas pu mettre en place les conditions nécessaires pour malheureusement répondre à des missions régaliennes qui sont les leurs : Assurer l’intégrité du territoire et la sécurité de la population, construire des écoles, des hôpitaux, des logements, des routes et
d’autres infrastructures capables d’engendrer le développement durable. Ce qui a précipité le pays dans le fond.
Il en résulte que toutes les structures de la vie nationale sont affectées par cette crise structurelle et multidimensionnelle qui a atteint aujourd’hui la phase critique avec la dégradation outrancière de la situation sécuritaire, où la population subit quotidiennement les attaques violentes des gangs armés dans la capitale comme dans les villes de province. Les criminels qui contrôlent la quasi- totalité de la capitale, les banlieues de Port-au-Prince et certaines villes de province, sèment la terreur. Ils assassinent, incendient, pillent, volent, violent avec une rare cruauté. Ils chassent les habitants de leurs maisons, bloquent les routes et contraignent les écoles et les hôpitaux à fermer leurs portes.
La détérioration de la situation sécuritaire, ces dernières semaines, a engendré une nouvelle crise humanitaire avec des déplacés qui occupent de façon spontanée plusieurs sites pour s’échapper à la violence des gangs. Plus de 25 écoles de la capitale sont investies par les déplacés internes, estimés à plus de 16 5000 personnes, chassées des quartiers de Carrefour- Feuille et de Savane-Pistache. Ils font face à de graves difficultés et vivent dans des conditions infrahumaines. La menace sanitaire est aussi présente, avec des cas de choléra signalés dans certains sites des déplacés. Ce qui augmente le risque de transmission et pose un vrai problème de santé publique pour la population.
Cent Soixante Deux (162) groupes armés avec plus de 3000 soldats sont recensés sur le territoire national, principalement dans la capitale avec autant d’armes, auxquels il faut ajouter de nombreuses bases latentes, mais tout aussi dangereuses. Les abus, les violations systématiques des droits de l’homme compromettent la paix, la stabilité et la sécurité du pays et de la région, forçant d’autres compatriotes à la migration et à l’exil volontaire. Les enlèvements, les pillages, les incendies, les récents massacre de Canaan et de Carrefour-Feuilles, la violence sexuelle et sexiste, le trafic d’organes, la traite des personnes, les homicides, les exécutions extrajudiciaires, le recrutement d’enfants-soldats, les blocages des routes principales, constituent une liste non exhaustive de crimes.
Il en découle résulte comme graves conséquences, la mauvaise performance de l’économie qui a enregistré (5) années de contraction (2018-2023), avec un taux de croissance négatif et une inflation incontrôlable de plus de 50%. De surcroit, la crise humanitaire s’accentue. Selon les estimations, 4,9 millions de personnes se trouvent dans l’insécurité alimentaire; un niveau record pour le pays. C’est à peu près la moitié de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté, avec moins de 2 dollars américains par jour. Ce qui fait perdre à la population haïtienne tout espoir d’un lendemain meilleur.
Monsieur le Président,
Face au péril, j’ai mobilisé toutes les ressources disponibles pour affronter les gangs. La sécurité demeure l’objectif prioritaire de mon Gouvernement. Il s’agit bien sûr de traquer les bandits dans leur dernier retranchement pour permettre aux habitants de circuler librement et de vivre en paix.
Le quotidien de mes compatriotes est ponctué de crépitements d’armes automatiques. Le retour à la sécurité est indispensable au rétablissement des institutions démocratiques et la prise en charge des autorités légitimes qui auront l’énorme tâche d’affronter les grands défis et adresser en profondeur les questions économiques et sociales, en vue d’améliorer les conditions matérielles d’existence de la population.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la demande du Gouvernement dans la lettre du 7 octobre 2022 transmise au Secrétaire général, sollicitant un appui robuste, afin de renforcer les efforts de la Police Nationale et contribuer à atténuer l’aggravation des crises humanitaire, sécuritaire, économique. Cette demande a été renouvelée en juin 2023, face à l’absence de résultats probants sur les plan sécuritaire et humanitaire.
Monsieur le Président,
Pour toutes ces raisons, il est urgent que le Conseil de Sécurité, organe exécutif des Nations Unies, disposant du pouvoir et de la compétence nécessaires, autorise le déploiement d’une Mission multinationale spécialisée, à composante police et militaire, en appui à la Police Nationale d’Haïti, afin de combattre les gangs et rétablir la sécurité.
Monsieur le Président,
L’emploi de la force, comme première étape, demeure indispensable pour vaincre les gangs, rétablir l’ordre et créer un environnement propice au bon fonctionnement de l’État. C’est un préalable nécessaire et non suffisant. Le développement socio- économique durable doit être pris en compte pour s’attaquer durablement à l’extrême pauvreté, source de tous les maux.
Les inégalités sociales et la très mauvaise répartition de la richesse nationale ont creusé un écart énorme entre les masses populaires nécessiteuses et la minorité possédante (5%) qui contrôle 90% des richesses du pays. L’extrême pauvreté accentue le chômage des jeunes, marginalise ceux des quartiers pauvres qui se laissent entrainer facilement dans la délinquance et la criminalité. Cette catégorie constitue un terreau fertile de recrutement pour les gangs armés.
Je lance un appel pressant à la coopération internationale pour nous accompagner, à moyen et long terme, afin d’adresser la question sécuritaire, mais aussi celle du développement durable pour faciliter la réinsertion sociale et améliorer les conditions matérielles d’existence de la très grande majorité de la population.
Je tends également, une fois de plus, le rameau d’oliviers aux acteurs politiques de mon pays afin de trouver ensemble, dans un élan patriotique, le consensus historique tant souhaité, pour un dénouement heureux de la crise, pour le bonheur d’Haïti. Un large consensus de tous les acteurs politiques, est nécessaire avec une feuille de route claire vers une gouvernance apaisée et responsable. Je souhaite également la participation significative des femmes et des jeunes, de la société civile et de tous les acteurs concernés afin de contribuer à la renaissance de notre chère Haïti.
Monsieur le Président,
Pour résoudre de façon durable ces principaux défis que le pays confronte, il nous faut un climat sécuritaire et stable, susceptible de favoriser l’application du Plan stratégique de développement d’Haïti horizon 2030 (PSDH) qui s’articule autour de quatre (4) grands chantiers: la Refondation territoriale, la refondation économique, la refondation sociale et la refondation Institutionnelle. Seul un gouvernement légitime issu des élections libres honnêtes, démocratiques et transparentes pourrait s’atteler à ces tâches à long terme.
C’est à cet objectif final que je me suis attelé: Remettre le pouvoir à des élus capables de rétablir les institutions de l’État et d’adresser les grands défis politiques et socio-économiques auxquels le pays fait face. Pour y parvenir, mon gouvernement compte sur la solidarité agissante de la communauté internationale.
Monsieur le Président,
Avant de conclure, je profite de l’occasion pour saluer fraternellement les pays frères et amis pour leur engagement et leur expression de solidarité envers Haïti, notamment le Kenya qui accueille positivement l’idée d’assumer le leadership de la Mission Multinationale de Soutien à la Sécurité en Haïti et qui a effectué une mission d’évaluation dans le pays au mois d’août dernier.
Je remercie également la CARICOM, le GRULAC, la CELAC, l’Union Européenne, l’Union Africaine, tous les partenaires et amis d’Haïti, pour tout l’engagement [sans faille] qu’ils ont mis et qu’ils continuent de mettre, dans la recherche d’une issue à la crise.
Monsieur le Président,
Excellences, Mesdames, Messieurs,
Dans l’histoire, Haïti représente une figure emblématique de liberté et de solidarité. Haïti a toujours répondu présent pour venir en aide à des peuples frères dans leur lutte légitime pour la liberté et l’autodétermination, parfois au sein même de l’ONU. La République d’Haïti s’est identifiée aux valeurs universelles pour lesquelles elle s’est battue au 18ème et 19èmes siècles.
En dépit d’indicibles souffrances et de son appel au secours, l’espoir continue d’habiter le peuple haïtien qui poursuit sa quête d’un avenir meilleur dans la dignité. Au nom des femmes et filles violées chaque jour, des milliers de familles chassées de leurs maisons, des enfants et des jeunes d’Haïti, à qui on refuse le droit à l’éducation et à l’instruction, au nom de tout un peuple victime de la barbarie des gangs, j’exhorte la communauté internationale à agir vite.
Premier ministre (de facto)
22 septembre 2023