6270.- Histoire d’Haiti: 1934-1986

Classification Histoire et Société

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Section I

Pouvoir mulâtre

Les Américains qui avaient occupé le pays depuis la fin du mois de juillet de 1915 remirent aux Haïtiens la direction des affaires publiques qu’ils avaient gérée en plusieurs étapes. Les dernières unités américaines quittèrent le pays le 15 août 1934. Une semaine plus tard, eut lieu la cérémonie officielle de la fin de l’occupation. Le bicolore fut à nouveau hissé au mât des édifices de l’État.

Sténio Vincent

Sténio VincentLe président d’Haïti d’alors s’appelait Sténio Vincent.

Il a été choisi le 18 novembre 1930 au 4ème tour d’un scrutin (30 voix contre 19 pour son opposant Seymour Pradel) auquel participèrent les membres de l’Assemblée nationale composée alors de 50 membres (15 sénateurs et 35 députés). Il  devenait ainsi le quatrième chef d’État de l’occupation américaine qui se trouvait à sa 15ème année(1).

Connu jusqu’alors pour ses positions nationalistes, ce sentiment commençait déjà à se diluer peu de temps après son investiture pour disparaître entièrement avant la fin de sa présidence. Héritant les structures administratives mises en place par l’occupant, il cherchait d’abord à en tirer profit et ainsi mieux asseoir son pouvoir.

L’un de ces héritages fut La Garde, une institution militaire façonnée par l’occupant. C’était une force composée majoritairement de noirs, avec un commandant noir formé aux États-Unis, le colonel Démosthène Pétrus Calixte. Cependant, la majorité de l’État-major était des mulâtres. En théorie, sa charge était apolitique. Elle devait, en tout premier lieu,  maintenir l’ordre interne, tout en soutenant un gouvernement élu par le peuple. La Garde avait toutefois du mal à adhérer à ce rôle parce que Vincent, profitant de la stabilité nationale relative, essaya de la vassaliser pour acquérir le pouvoir absolu en cherchant à alimenter les divisions ou acheter des adhérents dans les rangs. Bien des officiers tombèrent dans le piège. Avec leur aide, il a réussi à brutalement réprimer l’opposition, censurer la presse et gouverner en grande partie pour son propre bénéfice et celui d’une clique de mulâtres et d’officiers militaires.

Contrôle des institutions vitales de la nation


Sténio Vincent, dans la tradition politique plus que centenaire, a voulu gouverner en autocrate. Les autocrates n’admettent pas la présence d’un pouvoir parallèle, et, à côté du pouvoir exécutif, Haiti en avait alors deux: le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Vincent, une fois élu, se fixa d’abord sur le Parlement pour réduire ses pouvoirs ou, éventuellement, le porter à approuver sans critique ou débats les décisions de son gouvernement. Il avait d’ailleurs subi un revers du corps législatif dont les deux chambres avaient rejeté le traité du 3 septembre 1931 sur le contrôle financier du pays et de la Garde d’Haiti.

Des élections législatives pour remplacer les députés élus en 1930 sous l’égide de la Constitution de 1918, amendée en 1928 et qui n’accordait qu’un mandat de deux ans aux parlementaires de la chambre basse eut lieu le 10 janvier 1932. Ce fut donc le premier pas dans cette direction. Des députés qui s’étaient montrés trop nationalistes et qui affichaient une certaine indépendance face au nouveau pouvoir, ne furent pas réélus. On parla alors de victoire frauduleuse de ses sympathisants et même de son jeune frère Nemours Vincent qui, au dire de Jean Price-Mars, “n’avait d’autre mérite que celui d’être le frère du Président de la République”(2).

Dès lors, des deux chambres, le Sénat se montra le plus hostile au gouvernement. Le président Vincent ne se gêna pas alors pour renvoyer, pour cause d’insubordination, quelques législateurs de cette chambre jugés trop indépendants. C’est d’ailleurs ce qui arrive en 1935 quand 11 sénateurs(3) furent déchus de leur fonction et immédiatement remplacés par des citoyens plus malléables.

Après le Parlement, ce fut le tour de la presse, surtout la frange qui se montra trop indépendante en passant au peigne fin les actions du gouvernement. La répression débuta à la mi-août 1932 quand le gouvernement procéda à la fermeture de plusieurs journaux après avoir imposé l’état de siège à Port-au-Prince. Des directeurs des journaux interdits furent donc arrêtés dont Louis Callard, Joseph Jolibois. Ce dernier sera condamné à trois ans de prison et assassiné dans son cachot.

Entretemps, une nouvelle Constitution fut publiée après avoir été votée à mains levées par l’Assemblée législative le 19 juillet 1932. Elle sera remplacée en 1935. Cette dernière réduisit considérablement les pouvoirs du Parlement, prolongea le mandat du président et accorda d’énormes privilèges à ce dernier. Quatre ans plus tard, elle sera à nouveau modifiée après maints conflits avec le Sénat. Les amendements de 1939 font des sénateurs de simples fonctionnaires de l’État qui, nommés par le président, pouvaient être révoqués à n’importe quel moment. Celui-ci se réservait le même droit de nomination pour les membres de la chambre des députés « en cas de mort, démission, déchéance, interdiction judiciaire » (Article 29, amendé). Quant à l’Assemblée primaire qui, d’après l’article 38 de la Constitution de 1935, pouvait voter au scrutin secret pour l’un des trois candidats qui aspirent à la présidence préalablement choisis par l’Assemblée nationale, elle avait perdu ce droit sans l’avoir jamais exercé. Il revint une fois de plus à l’Assemblée nationale de choisir le président.

Les mouvements d’opposition furent également une des cibles du gouvernement Vincent qui les réduisit au silence leurs chefs en les arrêtant ou les forcer à s’exiler. Par exemple, le parti communiste haïtien (PCH) créé par Jacques Roumain fut dissous par décret du gouvernement en novembre 1936, mais continua à opérer dans la clandestinité sans pour autant réussir à atteindre la masse.

Relations Haitiano-dominicaines


Vincent entretenait des relations personnelles avec le dictateur dominicain, Rafaël Trujillo, qu’il rencontrait souvent. Ce dernier avait pourtant une vue raciste des Haitiens.

Dans les premiers jours d’octobre 1937, l’armée dominicaine opérant sous ses ordres se lança dans une action criminelle jamais vue dans l’ile depuis l’annhihalation de premiers habitants par les colonisateurs Espagnols. Des milliers Haïtiens résidants dans la partie orientale de l’île furent tués.

Exécuté avec une efficacité impitoyable, ce massacre eut lieu après que le président haïtien eut démontré `son homologue dominicain des preuves de grandes amitiés et eut même conclu avec ce dernier Un Accord de frontière deux ans plus tôt suivi par un Protocole additionnel en vue d’une révision du Traité de 1929 sur la délimitation de la frontière haitiano-dominicaine. Il avait même accueilli en plusieurs occasions Trujillo sur le territoire et, lors d’une de visite lui avait décerné le « Grade de Grande Croix » (4). Lors de ses visites, le dictateur avait bien caché son intention d’éliminer toute ethnicité haïtienne sur le territoire dominicain.

Au lieu de confronter directement le dominicain, Vincent opta pour les nuances de la diplomatie et fit appel à des nations proches des dominicains pour régler le différend, ce qui révolta les patriotes Haïtiens et même certains haut gradés de la Garde. Le dictateur dominicain, tout en refusant d’admettre publiquement que le massacre eut lieu, accepta de dédommager les victimes pour la somme de $750,000. Plus tard, Vincent accepta unilatéralement de réduire le montant.

La crédibilité du mandataire Haïtien déjà rongée subit alors un grand coup. Aux yeux surtout de quelques officiers nationalistes, le prestige du président avait diminué et même conduisit à une tentative de coup.

Tentative de coup


L’idée de se débarrasser de Vincent était entretenue parmi certains haut gradés. et le coup commencerait avec l’élimination des chefs qui supportaient le président. L’attentat contre major Durcé Armand, commandant du palais, et le capitaine Arnaux Merceron, chef militaire du président au soir du 12 décembre 1937 aurait dû alors marquer la première phase du plan. l’échec du coup conduisit à de nombreuses arrestations suivies de condamnations à mort ou à des peines de prisons à vie parmi les membres de la Garde. Démosthène Calixte le seul noir de l’État-major, suspect aux yeux de Vincent fut d’abord relevé de ses fonctions et, plus tard, affecté au poste d’inspecteur des ambassades et consulats d’Europe. Quand son implication devint claire grâce aux admissions de quelques officiers arrêtés, il fut rappelé pour être jugé pour crime contre la sûreté de l’État. Ne s’étant pas présenté, un tribunal militaire le condamna, par contumace, à la peine de mort. Il fut l’objet d’une grâce présidentielle en 1941. Il revint en Haiti en 1946 pour se porter candidat à la présidence.

Les œuvres sociales de Vincent


Malgré son despotisme qui faisait de ses critiques une cible sur qui s’acharnait les suppôts de son gouvernement, Sténio Vincent était bien aimé des masses  et des gens des quartiers populaires, un fait qui est dû à ses réalisations sociales et à quelques infrastructures dont bénéficiaient les démunis. À la saline, un quartier au Nord-Ouest de Port-au-Prince, Vincent entreprit d’en faire une cité avec des maisons modestes mais en mur qui remplaçaient alors les masures. Ce quartier un peu rénové fut doté d’un dispensaire, d’un parc et d’un kioske. A peu de distance, s’éleva en 1936 une école technique (l’École Nationale des Arts et Métiers) dont l’administration fut confiée au Salésiens de Don Bosco. Le président, par l’intermédiaire de sa sœur Résia Vincent qui remplissait alors le rôle de première dame, fit également appel au Filles de Marie Auxiliatrice (Sœurs Salésiennes) qui accueillaient alors dans leur nouvelle institution des jeunes filles pour une formation classique et ménagère.

Le président fut celui qui institua un système de cantines scolaires qui se remarquaient aussi bien à la capitale que dans les villes de province.

L’opposition, cependant, voyait dans ces démarches sociales des procédés démagogiques tendant à apaiser les masses.

Elie Lescot

Sténio Vincent, arrivé à la fin de son deuxième mandat, espérait bien briguer un troisième. Il avait d’ailleurs reçu des deux chambres législatives un vote de confiance en ce sens le 10 et 13 mars 1941 (5). Vincent déclina l’offre des parlementaires en présentant comme excuses des problèmes de santé. L’histoire révéla plus tard un chantage du président dominicain d’alors, Trujillo, qui se disait en possession de documents pouvant entacher l’honneur du président Haïtien. Le président de la république voisine était appuyé dans sa démarche par Elie Lescot, un ancien membre du cabinet de Vincent et ambassadeur à Santo Domingo. A ce dernier poste, il s’était lié d’amitié avec Trujillo et en faisait un allié.

Sténio Vincent se résigna donc à partir en laissant le fauteuil présidentiel à Élie Lescot qui fut élu par l’Assemblée nationale le 15 avril 1941 (6) . L’investiture de ce dernier eut lieu le 15 mai suivie d’une tournée en ville des deux présidents. Dès ce jour, cependant, Lescot avait voulu s’affirmer en refusant de faire de son mandat une prolongation de celui de son prédécesseur. Il voulait contrôler l’armée et tous les appareils de l’État. Il se déclara, par un décret datant du 5 juin 1941, chef suprême des forces armées en prenant « le commandement effectif des toutes les forces armées de terre, de l’air et de mer de la République(7).

Profitant de la rentrée des États-Unis dans la 2è guerre mondiale et faisant d’Haiti un allié par une déclaration de guerre contre l’Allemagne, il décréta l’État d’urgence et s’octroya les pleins pouvoirs, ce qui lui permit de gouverner à sa guise. Pour ce, il révisa la Constitution de 1935 par une série d’amendements. Il s’octroya un mandat de sept ans renouvelable. Il aurait voulu, en certains cas, nommer lui-même les députés et les sénateurs. Il réussit même à étouffer tout débat lors des réunions pour l’amendement de la constitution. Pour contrôler l’intérieur du pays, il s’appuyait sur le réseau des chefs de section, sorte de police rurale.

Malgré cette image d’autocrate et la projection d’un certain racisme et de népotisme(8) observée dans le recrutement des haut cadres de l’administration publique, Lescot essaya d’améliorer l’éducation en confiant les rênes de l’instruction publique à un visionnaire, Le ministre Maurice Dartigue. Toutefois, il avait une aversion presque morbide pour le folklore haïtien et en particulier pour le vodou. Il soutint donc l’Église catholique dans sa lutte contre cette religion qu’elle assimile à une superstition pure et simple. A travers une compagne nommée « rejeté », il accepta et encouragea même la persécution des vodouisants, le saccage des temples vodou et péristyles et la destruction des objets religieux qui constituaient alors un patrimoine culturel de grande importance.

Les restrictions et les menaces envers les critiques du gouvernement, une opposition se forma, encouragée par le mécontentement de plusieurs secteurs dont les grands propriétaires terriens et les petits paysans dépossédés de leurs terres au profit de sociétés agricoles comme la SHADA(9), les commerçants qui devaient se plier aux désiderata des privilégiés du régime, le petits paysans ruinés, enfin la classe moyenne noire de plus en plus marginalisée qui voyaient les éléments mulâtres occuper tous les postes importants de l’administration publique.

Au début du mois de janvier 1946, une grève fut déclenchée par des étudiants et universitaires et embrassée quelques jours plus tard par toutes les couches. Le président Lescot essaya, dans un premier temps de blâmer la presse, ciblant plusieurs journaux. Les grèves se multiplièrent alors et ébranlèrent le gouvernement avec la démission en bloc du cabinet ministériel. Sa tentative de former un autre cabinet échoua et, au cinquième jour de la grève, l’armée décida d’intervenir en prenant le pouvoir. Ce fut la fin de la présidence d’Élie Lescot qui partit alors pour l’exil. Une junte de trois membres présidée par le colonel Franck Lavaud assisté des majors Paul Eugène Magloire et Antoine Lévelt se chargea du pouvoir exécutif.

  1. « Sténio Vincent, président de la République » Le Nouvelliste [Haiti]; No. 12316, Mercredi 19 novembre 1930; p. 1.
  2. Jean Price Mars, « Le panorama historique qui explique l’avortement du libéralisme » dans Leslie Péan, Comprendre Anténor Firmin – Une inspiration pour le XXIe siècle. Port-au-Prince: Presses de l’Université d’État d’Haïti, 2012, p. 298.
  3. Les Sénateurs renvoyés furent: Seymour Pradel; Hector Paultre, Jean-Price Mars; Pierre Hudicourt; Fouchard martineau; Antoine Thélémaque; Justin Latortue; Rameau Loubeau; Léon Nau; David jeannot; Valencourt Pasquet.
    Ils furent remplacés par des personnalités chosies par la Chambre des députés lors de la séance extraordinaire du jeudi 21 février 1935.
  4. 2 novembre 1934: Visite de 5 jours. Le président dominicain fut reçu en grande pompe et le « Grade de Grande Croix », une insigne nationale, lui fut décernée.
    8 mars 1936: Rencontre à Belladère, une ville haitienne située sur la frontière.
    15 mai 1936: Visite de 10 jours lors de l’inauguration du second mandat du président Vincent.
  5. « À l’unanimité la Chambre des Députés décide qu’il y a lieu de prolonger le mandat présidentiel » Le Nouvelliste (Haiti) 45è Année, No. 20804, Lundi 10 mars 1941; p. 1.
    « Le Sénat par acclamation décide de prolonger le mndat présidentiel » Le Nouvelliste (Haiti) 45è Année, No. 20807, Jeudi 13 mars 1941; p. 1.
  6. « Élection d’Élie Lescot. Décret de l’Assemblée nationale. » [Fichier inclu dans son profil]
  7. « Arrêté [faisant du président d’Élie Lescot le chef suprême des forces de terre, de mer et de l’air] » Bulletin des lois et actes: 15 mai 1941-15 septembre 1942. Port-au-Prince: Imprimerie de l’ ‘Etat, 1942; p. 10-12.
  8. Le président fit de son fils Gérard Lescot, fut ministre des Affaires étrangères. Un autre fils, Henri Lescot, detint le monopole du commerce du sisal. Il ferma les yeux sur les agissements illégaux d’un autre fils, le lieutenant Roger Lescot, qui s’appropriait des bien des Allemands saisis par le gouvernement.
  9. SHADA: Société Haitiano-Américaine de Développement Agricole. Cette compagnie financée par des capitaux américains s’établit sur des terres volées aux paysans pour la culture du caoutchouc.

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Date de création: 9 novembre 2022
Date de révision : 21 juillet 2023 à 19:24