Cri d’angoisse et appel de Mgr Pierre-André Dumas
📅 Texte publié le jeudi 2 novembre 2023
Cliquez sur A\X pour choisir une autre langue
Getting your Trinity Audio player ready...
|
Note reçue le mercredi 1er novembre 2023
De juillet 2018 à nos jours, entre mouvements de rue engendrant le « peyi lòk » et l’emprise des gangs sur le tissu social, nous avons assisté à une désarticulation inquiétante de la société. On est passé sans faire gaffe et dans l’ordre, du rejet obstiné du « système », de la lutte contre la corruption (« Kot kòb Petwo Karibe a ? »), de l’opposition au Président d’alors dont on réclamait le départ, à l’occupation d’une bonne partie du territoire par les gangs.
Conçue comme stratégie et moyen d’autodéfense par les têtes pensantes du pouvoir d’alors, la gangstérisation poursuivait plusieurs objectifs : prévenir tout débordement moralisateur de la poussée anti-corruption, reprendre le contrôle des quartiers populaires en les rendant incapables d’alimenter, au moins numériquement, la mobilisation et préparer le maintien au pouvoir des dirigeants à travers des élections gagnées d’avance. On ne s’étendra pas trop sur les autres objectifs de cette gangstérisation : protéger certaines entreprises, certains commerces, certains monopoles et faciliter plusieurs trafics.
Il y a en réalité une cohérence entre les différents moments et événements. Ce qu’il faut appeler une véritable logique sociale, à l’œuvre ces 5 dernières années, prend appui sur une désintégration du tissu rural, sur un massif exode intérieur d’abord, extérieur ensuite, des jeunes surtout, sur la débâcle et parfois la perversion de maintes institutions de l’État, sur l’incapacité des élites à assurer la direction du développement de la société. Celle-ci se trouve dans un entre-deux dangereux : l’ancien modèle social est périmé et pourtant on est loin d’être au seuil d’une nouvelle société.
Il est alors difficile de parler de transition d’un type social à un autre. Nous sommes plutôt en présence d’une quasi non-société, incapable d’effectuer un quelconque travail sur elle-même, impuissante à mettre en parole ses choix et projets, tout à fait silencieuse quand il s’agit d’énoncer et d’imposer ses grands référents et ses grands engagements.
Nous ne connaissons pas une simple crise conjoncturelle. Nous pouvons et devons constater l’absence de ce que certains ont appelé les grandes orientations culturelles qui alimentent et structurent l’agir des sociétés. L’effondrement est si profond qu’un appel solennel doit être lancé à ceux et celles qui sont en mesure de contribuer à la définition et au respect des grands repères susceptibles d’orienter le devenir de la nation.
On a envie d’en revenir à la fonction de socialisation qu’exercent traditionnellement certaines grandes agences : la famille, le religieux et l’école. La crise affectant la famille et l’école se trouvant trop souvent dans l’incapacité de socialiser les enfants et les jeunes, le religieux, en dépit de sa porosité à certains effets de la débâcle ambiante, est encore en mesure de contribuer à la réaffirmation des grandes valeurs qui organisent le socle de la vie en société. Ces valeurs qui sont, par exemple, le respect de la vie humaine, le souci du bien commun, l’égalité d’accès aux services publics.
Il est urgent que ce qui reste du social haïtien puisse parvenir à une intelligence de ce moment présent. Dans l’actuelle situation, les intellectuels de ce pays ne peuvent continuer à raser les murs. Les élites intellectuelles doivent aider à comprendre la gravité de l’heure, dégager un modèle explicatif de ce cheminement dramatique et, sur la base des opportunités repérées, signaler des pistes de reconstruction. Élites intellectuelles de ce pays, engagez-vous! Nous avons tous besoin de votre expertise et de votre capacité à nommer ce qui n’a pas encore de nom.
Notre pays ne pourra entreprendre aucun travail digne de ce nom sur lui-même, si des dirigeants économiques, à distance du statu quo de la rente, du monopole et de la corruption de l’appareil étatique, ne formulent un véritable projet de production nationale de richesses qui prenne en compte les besoins et potentialités des différentes composantes de la nation. C’est dans ce cadre que la problématique de la formation et de la mise au travail des jeunes peut être formulée à nouveaux frais. Apparemment tout un potentiel de mobilisation existe et ne demande qu’à être activé. Mais la désarticulation des sociétés est en partie imputable à l’absence de vision et l’individualisme de leurs élites économiques. On ne saurait minimiser l’importance transversale des élites économiques.
L’action politique a perdu des plumes dans sa représentation sociale; elle a été tellement desservie par des élus, des fonctionnaires et des organisations politiques! Mais on s’entend bien, on a beau avoir un ensemble de valeurs, une vision éclairée de la situation et un effort valable de planification de l’avenir de ce pays, sans la reconstitution d’un organe de gestion de ce social émergent, on fera du sur-place. Ceux qui sont déjà aux commandes des organisations politiques, ceux qui aspirent à prendre en main l’État, ceux qui occupent déjà des postes de commandement au sein de l’appareil d’État devraient être dès maintenant associés à cette démarche de reconstruction.
Comme l’a déclaré le Pape François: « Nous sommes tous liés et interconnectés par des racines communes, des idéaux communs et une commune destinée. » Dans la situation qui est la nôtre, personne ne peut se sauver tout seul. Personne ne peut sauver la nation sans les autres. Nous ne pouvons pas aller de l’avant dans le chacun pour soi sans les autres mais nous pouvons le faire tous ensemble par amour pour notre pays.
La formule de la grande solidarité humaine d’Alexandre Dumas trouve un sens particulier en ces jours sombres de notre histoire de peuple : » Un pour tous et tous pour un». Nous nous devons de nous réveiller en tant que citoyens de ce pays, réveiller nos consciences pour revisiter la mémoire de nos ancêtres, nous réconcilier humblement avec l’esprit des Pères fondateurs afin de puiser à leurs sources et nous désaltérer de leur force de convictions de leur foi au Dieu de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour tous afin de réitérer leurs prouesses pour défendre comme eux la grandeur de la dignité de chaque être humain sur le sol d’Haïti. Ce, pour nourrir notre âme, refonder notre nation et réorganiser l’avenir de notre peuple.
En ce temps de cette grande crise pluridimensionnelle chronique et aigüe, l’heure est arrivée pour réorienter nos pas sur la route. Nous devons donc sans ambages, réapprendre à viser haut et grand pour l’Haïti de demain et à ramer ensemble vers la même direction. « Quand la tempête se fait menaçante, tous doivent exiger du capitaine qu’il redresse le gouvernail et qu’il indique la route à prendre. Il ne peut pas passer son temps à lire le menu de ce que l’on va bouffer pendant la semaine » (Soeren Kierkegaard).
Nous sommes tous dans la même barque qui est désorientée et complètement déroutée. Et nous sommes tous un peu perdus. Mais en même temps, nous avons tous besoin les uns des autres. Tous sont indispensables et nécessaires pour le sauvetage souverain de la nation. Nous appelons avec vigueur à un réveil citoyen pour nous accrocher aux vertus cardinales et aux vraies valeurs citoyennes et universelles pour résister à la dictature de l’individualisme et donner à Haïti un nouveau départ qui soit fondé avant tout sur les valeurs spirituelles , sur les idées rationnelles et non sur les intérêts de classes et de castes ou sur les idéologies marchandes qui banalisent et désacralisent la vie.
Conscients du cri et de la clameur des condamnés oubliés de la terre d’Haïti, des crucifiés de l’histoire, des blessés de la vie, des malaimés et des indignés, nous devons mettre un terme à la tragi-comédie que vit notre peuple en nous engageant ensemble pour le bien commun de tous et de chacun. Le Pape François au terme du Synode de l’Église demande aux croyants: de s’engager avec les autres citoyens conséquents et responsables pour changer le cours de l’histoire. Il ne faut pas accepter l’horreur de la guerre et les barbaries sauvages au détriment de la vie, il faut lutter contre les injustices publiques perpétrées par les individus, les gouvernements, les entreprises et les associations et organisations non gouvernementales. Il faut dénoncer les gabegies administratives, la mauvaise gouvernance, l’impunité et la corruption.
Mais, nous devons aussi jeter des ponts et lancer des passerelles pour la revalorisation de la vie de l’homme haïtien, d’arrêter la violence sous toute ses formes et de procéder à la construction d’une nouvelle société. Nous devons sceller ensemble un pacte d’alliance fraternel entre nous pour participer au devenir de l’homme haïtien et pour rédimer le grand rêve haïtien pour le rachat et le salut d’Haïti.
Il est donc impératif, de nous rallier, forces morales, élites intellectuelles, élites économiques, élites politiques, en dépit de nos divergences actuelles, pour prendre en main notre destin de peuple libre et indépendant et ainsi, conjuguer nos efforts pour le grand sauvetage national.
Nous le devons à notre chère Haïti.
Fait à Anse-à-Veau, le 30 Octobre 2023
Mgr Pierre-André Dumas
Évêque du diocése de l’Anse-à-Veau / Miragoâne