Résolution du Parlement européen sur la situation en Haïti (2021/2694(RSP)
📅 Texte publié le lundi 24 mai 2021
§ Vu ses résolutions antérieures sur Haïti, notamment celles du 19 janvier 2011 sur la situation en Haïti un an après le séisme: aide humanitaire et reconstruction[1], du 8 février 2018 sur l’esclavage d’enfants en Haïti[2], et du 28 novembre 2019[3],
§ vu la déclaration du président du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies du 24 mars 2021 concernant Haïti,
§ vu le rapport du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) du 11 février 2021,
§ vu la déclaration universelle des droits de l’homme de décembre 1948,
§ vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 (PIDCP),
§ vu la convention américaine relative aux droits de l’homme,
§ vu la convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989,
§ vu les principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature,
§ vu le statut universel du juge et le statut du juge ibéro-américain,
§ vu l’accord de Cotonou,
§ vu la Constitution de 1987 de la République d’Haïti,
§ vu le rapport conjoint du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et du BINUH du 18 janvier 2021 intitulé «Manifestations en Haïti: Leurs impacts sur les droits humains et l’obligation de l’État de protéger tous les citoyens»,
§ vu l’article 144, paragraphe 5, et l’article 132, paragraphe 4, de son règlement intérieur,
A considérant que l’échec des élections en octobre 2020 a également amené un régime de gouvernement par décrets, et que les rumeurs de coups d’État manqués traduisent une instabilité politique et sociale croissante en Haïti;
B considérant que l’opposition politique et les groupes de la société civile affirment que le mandat du président Moïse a pris fin le 6 février 2021, conformément à la décision du Conseil supérieur de la magistrature d’Haïti, et insistent sur la nomination d’un président provisoire; que Jovenel Moïse refuse de se démettre, estimant que son mandat a débuté en février 2017, à la suite d’une deuxième élection en 2016, les résultats des élections précédentes ayant été contestés en raison d’allégations de fraude;
C considérant que des milliers d’Haïtiens protestent depuis le 14 janvier 2021 contre la prolongation d’un an du mandat du président Moïse, ainsi que contre le référendum; que les manifestations sont réprimées par la force;
D considérant qu’en raison de l’absence d’élections en temps utile en 2019, le mandat de tous les membres de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat a pris fin en janvier 2020 et le mandat de tous les maires a pris fin en juillet 2020; que le président Moïse gouverne depuis lors par décrets et qu’un grand nombre de décrets renforcent le pouvoir de sa présidence; que le président Moïse a programmé des élections législatives, locales et présidentielles le 19 septembre 2021;
E considérant que, le 5 janvier 2021, le président Moïse a décrété qu’un référendum constitutionnel devait être organisé le 27 juin 2021 et qu’il a récemment confirmé sa décision malgré les protestations tant dans le pays que dans la communauté internationale; que la réforme constitutionnelle proposée concentrerait davantage les pouvoirs exécutifs; que l’article 284.3 de la Constitution haïtienne dispose que «toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite»; que, depuis lors, des milliers d’Haïtiens sont descendus dans la rue pour protester contre le référendum;
F considérant que, le 6 mai 2021, l’Union a annoncé qu’elle ne financerait pas l’organisation du référendum prévu le 27 juin 2021 en Haïti et n’enverrait pas d’observateurs pour en suivre le déroulement, jugeant le processus insuffisamment transparent et démocratique dans un pays durement touché par l’insécurité et l’instabilité politique;
G considérant que le Core Group sur Haïti (composé de la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies, des ambassadeurs du Brésil, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne et des États-Unis d’Amérique et du représentant spécial de l’Organisation des États américains) a exprimé sa préoccupation quant au fait que le processus de modification de la Constitution n’ait pas été suffisamment inclusif, participatif et transparent;
H considérant que les résultats de l’enquête sénatoriale et d’un rapport de la Cour supérieure des comptes d’Haïti ont impliqué le président Moïse dans une affaire de détournement et de fraude portant sur des fonds du programme PetroCaribe;
I considérant que le juge de la Cour suprême haïtienne Yvickel Dieujuste Dabrésil a été arrêté le 7 février 2021 avec 18 autres personnes et accusé de conspiration contre le gouvernement; que le juge Dabrésil a été libéré le 11 février 2021, mais que les 17 autres personnes restent en détention;
J considérant que, le 8 février 2021, le président Moïse a pris un décret ordonnant la «mise à la retraite» de trois juges de la Cour suprême (juges Yvickel Dieujuste Dabrésil, Joseph Mécène Jean-Louis et Wendelle Coq Thelot) et a pris quelques jours plus tard un autre décret désignant trois nouveaux juges à la Cour suprême sans suivre les procédures prévues par la loi; qu’en réaction, le personnel du système judiciaire a entamé une grève illimitée le lundi 15 février 2021;
K considérant qu’en mars 2021, le régime haïtien a arrêté un officier supérieur de la police, aggravant ainsi de manière exponentielle la crise constitutionnelle dans le pays;
L considérant qu’Haïti a été confronté ces derniers mois à une forte augmentation de la violence, avec des enlèvements, des viols, des homicides et des massacres, principalement perpétrés par des bandes armées qui opèrent presque en toute impunité; qu’au cours des trois premiers mois de l’année 2021, 117 personnes ont été assassinées, et 142 enlevées; qu’il y aurait eu 91 cas d’enlèvements pour le seul mois d’avril 2021;
M considérant que l’enlèvement à Port-au-Prince, le 11 avril 2021, de plusieurs membres du clergé catholique (qui ont ensuite été libérés), qui travaillent au profit de la population locale, a profondément choqué l’opinion publique haïtienne et internationale et a entraîné une intensification des manifestations contre le gouvernement actuel;
N considérant que, depuis 2015, plus de 300 000 personnes ont quitté le pays; que la montée de la violence et la détérioration de la sécurité dans le pays ont entraîné une forte augmentation du nombre de demandeurs d’asile en provenance d’Haïti, en particulier en Guyane française, et le départ du pays de nombreuses ONG internationales et humanitaires;
O considérant qu’au cours des dernières années, Haïti a été touché par plusieurs vagues de mobilisations à grande échelle contre le coût élevé de la vie, l’autoritarisme et la corruption; que la crise politique actuelle est liée, de façon proportionnelle, à la détérioration de tous les indicateurs sociaux, économiques, sécuritaires et des droits de l’homme; que la pauvreté a augmenté, que l’accès aux services sociaux de base, déjà réduit, a encore diminué et que, en l’espace de deux ans, l’insécurité alimentaire a presque doublé, touchant aujourd’hui des millions d’Haïtiens; qu’Haïti est le seul pays des Amériques qui compte parmi les pays les moins avancés; qu’Haïti, classé au 170e rang des pays du monde selon l’indice de développement humain 2019 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), a en permanence besoin d’aide humanitaire et d’aide au développement et demeure le pays le plus pauvre des Amériques, et l’un des États les plus pauvres au monde, 59 % de la population vivant en dessous du seuil national de pauvreté; que la corruption des pouvoirs publics est un phénomène endémique, et que l’indice de perception de la corruption de Transparency International 2018 classe Haïti 161e sur les 180 États examinés;
P considérant qu’entre août 2020 et février 2021, environ quatre millions de personnes[4] en Haïti étaient confrontées à une insécurité alimentaire aiguë; que le déclin économique, les mauvaises récoltes, l’ouragan Laura (le 23 août 2020) et la pandémie de COVID-19 comptent parmi les principaux facteurs qui aggravent la situation en matière de sécurité alimentaire;
Q considérant que les troubles et le chaos bureaucratique occupent le devant de la scène, perturbant ainsi le déploiement de la vaccination contre la COVID-19 en Haïti, et entraînant ainsi un risque d’augmentation du nombre de décès et d’échec dans la lutte mondiale contre le virus; que la gestion inadéquate de la pandémie de COVID-19 n’a fait que contribuer aux problèmes sociétaux sous-jacents qui existaient déjà;
R considérant qu’Haïti a bénéficié d’une aide sans précédent de la part de la communauté internationale pour financer la reconstruction après le tremblement de terre de 2010; que ces efforts ne sont en aucun cas perceptibles pour la population haïtienne aujourd’hui, ce qui fait craindre une mauvaise gouvernance et une mauvaise gestion considérable des fonds;
S considérant qu’en raison de la mauvaise gestion des fonds internationaux reçus, des frais élevés facturés pour l’éducation, conjugués à la faiblesse généralisée des revenus des familles et à la mauvaise qualité de l’enseignement disponible, environ la moitié des Haïtiens âgés de 15 ans et plus sont analphabètes; qu’en raison de l’aggravation des troubles et de la pandémie, et de leur incidence sur la vie quotidienne des Haïtiens, 70 % des enfants haïtiens ont été éloignés de l’école; qu’au moins 350 000 enfants et jeunes dans tout le pays ne sont pas scolarisés dans l’enseignement primaire ou secondaire;
T considérant que le système des restavèk, forme moderne d’esclavage, demeure une pratique courante en Haïti, qui fait que des enfants haïtiens issus de foyers pauvres sont envoyés par leurs parents pour vivre avec d’autres familles pour y travailler en tant que domestiques; que ces enfants sont souvent victimes d’abus et de mauvais traitements, sans accès à l’école;
1 prie instamment les autorités haïtiennes d’organiser des élections législatives, locales et présidentielles libres, équitables, transparentes et crédibles et de garantir une sécurité effective au cours de ces processus électoraux; rappelle que, tant que les conditions de transparence, d’équité et de démocratie ne sont pas remplies, l’Union ne devrait apporter aucun soutien financier et technique aux processus électoraux; rappelle que seul un processus électoral crédible, transparent, participatif et pacifique peut permettre de surmonter la longue crise politique en Haïti;
2 souligne l’importance d’un système judiciaire indépendant et plus accessible et invite le gouvernement haïtien à respecter la Constitution haïtienne de 1987, en particulier son article 284.3, à respecter les principes fondamentaux de la démocratie et à renforcer l’état de droit; réaffirme le rôle crucial de la participation pleine, égale et significative des femmes et de l’inclusion de tous les Haïtiens, y compris les jeunes, les personnes handicapées et la société civile dans les processus politiques haïtiens;
3 insiste fermement pour que les autorités haïtiennes intensifient leurs efforts pour mettre un terme aux affrontements entre les bandes, ainsi qu’aux attaques armées contre les civils et les forces de l’ordre, et pour traduire les responsables en justice dans le cadre de procès équitables;
4 réaffirme sa profonde préoccupation face à la détérioration de la situation humanitaire, politique et en matière de sécurité en Haïti; condamne fermement toutes les violations des droits de l’homme et tous les actes de violence, en particulier l’augmentation des enlèvements, de la traite des enfants vers la République dominicaine, des homicides et des viols, et souligne la nécessité de lutter contre la violence à l’égard des femmes, des filles et des personnes âgées; condamne fermement l’enlèvement de plusieurs membres du clergé catholique le mois dernier à Port-au-Prince; rappelle que les violences en Haïti sont étroitement liées à des bandes armées, dont certaines sont soutenues et financées par l’oligarchie locale; demande aux autorités haïtiennes de réagir immédiatement et de manière coordonnée afin de prévenir la violence, de s’attaquer à ses causes profondes et de mettre un terme à l’impunité des responsables; rappelle que la réforme du système judiciaire et la lutte contre la corruption doivent rester une priorité;
5 demande qu’une enquête indépendante soit menée sur le massacre de La Saline et les exactions similaires; demande que tous les auteurs de ces crimes soient traduits en justice et fassent l’objet d’un procès équitable;
6 condamne le recours présumé à la force meurtrière contre les manifestants et les arrestations et détentions arbitraires; condamne la violence contre les journalistes; presse le gouvernement haïtien de mettre un terme à la pratique de la détention préventive prolongée; invite les autorités haïtiennes à respecter les droits fondamentaux, la liberté d’expression et la liberté d’association;
7 réaffirme son ferme soutien à tous les défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement en Haïti, ainsi qu’à leur travail;
8 invite les autorités haïtiennes à assurer une meilleure gouvernance à tous les niveaux de l’État et de la société, y compris la lutte contre la corruption et le clientélisme; demande instamment à la Commission de veiller systématiquement à ce que toute l’aide, y compris l’aide humanitaire, fasse l’objet d’un suivi efficace afin de s’assurer qu’elle est utilisée pour les projets spécifiques auxquels elle est destinée;
9 invite les autorités haïtiennes à dissiper les soupçons de fraude et de mauvaise gestion des fonds internationaux reçus à la suite du tremblement de terre de 2010 et à sanctionner leurs auteurs;
10 demande un audit et un rapport de la Cour des comptes européenne sur la manière dont les fonds de l’Union sont dépensés en Haïti, en particulier à la lumière des récentes allégations de corruption et du rapport de la Cour supérieure des comptes d’Haïti;
11 demande à l’Union de continuer à fournir des fonds à Haïti afin de lutter contre la grave insécurité alimentaire et la malnutrition qui ont été exacerbées par la pandémie de COVID-19; invite également les services compétents de l’Union à assurer le suivi et la gestion appropriée de l’aide européenne afin qu’elle profite directement à la population dans le besoin;
12 regrette qu’Haïti n’ait pas accompli les démarches nécessaires pour recevoir des vaccins contre la COVID-19; prie instamment les autorités haïtiennes de prendre les dispositions nécessaires pour recevoir les vaccins;
13 se félicite de l’attribution de 17 millions d’euros par l’Union pour venir en aide aux plus vulnérables d’Haïti et d’autres pays des Caraïbes; invite Commission à continuer à accorder la priorité à l’aide humanitaire à Haïti; invite la Commission à veiller à ce que la fourniture d’une aide humanitaire à Haïti soit efficacement liée à sa stratégie de développement;
14 réclame la fin de la pratique des restavèk; invite le gouvernement haïtien à mettre en œuvre des mesures garantissant l’enregistrement et la protection des enfants, tant sur le plan physique que psychologique, et à veiller à leur scolarisation; prie l’Union européenne de coopérer avec le gouvernement haïtien pour mettre en place un cadre législatif visant à protéger les droits des enfants;
15 invite le gouvernement haïtien à garantir le bien-être de ses citoyens sous toutes ses formes essentielles, faute de quoi il pourrait se produire une fuite irréversible des cerveaux qui rendrait Haïti incapable de fonctionner;
16 exprime son inquiétude face à l’arrivée massive en Guyane française de ressortissants haïtiens demandant l’asile ou en situation irrégulière, et invite l’Union européenne à soutenir les territoires européens de la région dans le renforcement des mesures de lutte contre la traite des êtres humains;
17 rappelle l’importance d’une action internationale harmonisée, coordonnée et renforcée pour soutenir la population haïtienne; souligne l’importance d’un soutien continu de l’Union et de la communauté internationale à Haïti afin de contribuer à créer les conditions propices à des élections pacifiques et démocratiques, ainsi que d’assurer la stabilité, le développement et l’autosuffisance économique à long terme du pays;
18 charge son Président de transmettre la présente résolution au Conseil, à la Commission, au vice-président de la Commission européenne/haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, aux gouvernements et aux parlements des États membres, au représentant spécial de l’Union européenne pour les droits de l’homme, au Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme et au Secrétaire général des Nations unies, à l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, au Conseil des ministres et à l’Assemblée parlementaire paritaire ACP-UE, aux institutions du Cariforum et aux autorités haïtiennes.
Le Parlement Européen
19 mai 2021
Note:
[1] OJ C 136 E du 11.5.2012, p. 46.
[2] JO C 463 du 21.12.2018, p. 40.
[3] Textes adoptés de cette date, P9_TA(2019)0074.
[4] Selon les données du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC).