Attitude socialement dangereuse

Jean François Copé, un homme politique français, disait qu’en politique, « il y a une part de langue de bois inévitable »; mais reconnaît immédiatement « qu’il y a une forme de langue de bois qui est insupportable ». Alors qu’il donnait en exemple celle « qui consiste à ne pas assumer ses convictions sur certains sujets »[1], nous ajouterions celle qui consiste à protéger ses intérêts et ceux de son clan au détriment des intérêts vitaux et de l’image de son pays.

C’est cette forme de langue de bois que le premier ministre haïtien, Jack Guy Lafontant, adopta le lundi 15 janvier dernier à Jérémie, quand il refusa d’abord de répondre aux questions des journalistes sur les propos insultants du chef de l’exécutif américain:

« Bon nou pa la jodya pou sa… »[2]

Ce 15 janvier, on célébrait Martin Luther King, ce leader du mouvement des droits civiques des Noirs aux États-Unis, et des messages de solidarité du peuple américain, tout aussi dégoûté par les propos malsains de leur leader, continuaient d’arriver à la Légation haïtienne à Washington et des Haïtiens du Sud de la Floride, de New York et Boston manifestaient publiquement contre l’opprobre.

Ce jour-là, quant forcé de se défaire de sa langue de bois, le premier ministre alla jusqu’à adopter l’attitude désinvolte des défenseurs farouches du chef de l’exécutif américain en se fiant au tweet à travers lequel ce dernier niait ce que des personnalités crédibles ont rapporté.

« Trump di li pat janm di pawòl sa yo.
Men si l te di yo, sa t ap regretab! »[3]

Ce sont ces genres de politiciens qui encouragent les chefs des puissances internationales à nous invectiver cruellement. Une fois catapultés au-devant de la scène politique, ils font souvent des alliances douteuses avec les forces rétrogrades du pays et avec la frange raciste de la communauté internationale. Au pouvoir, ils adoptent alors « ces formes de langue de bois insupportables » qu’on peut facilement assumer à la lâcheté. Cette lâcheté qui pousse au mutisme pour ne pas froisser les protecteurs et les pourvoyeurs de visas.

Quel genre de message le premier ministre transmet-t-il aux jeunes générations par son attitude désinvolte?

  • Est-il en train de dire aux membres de cette génération, que son gouvernement encourage de partir, qu’ils doivent se résigner, accepter l’image trop souvent négative que les autres se font d’eux?
  • Est-il en train de leur dire qu’ils doivent accepter les limites que les autres leur imposent, et surtout ne jamais froisser les susceptibilités de ceux qui aident même en face du déshonneur, en d’autres mots, que la loyauté envers les commanditaires politiques transcende le patriotisme?
  • Doivent-ils donc accepter les insultes pour ne pas compromettre la chance de se voir munir d’un visa?
  • Doivent-ils se résigner à fuir par tous les moyens cet endroit et ainsi contribuer à soutenir par leurs fréquents transferts cette élite qui les a toujours méprisés, humiliés et exploités?
  • Doivent-ils se résigner à vivre, s’ils n’arrivent pas à fuir, avec une sensibilité effrénée, allant jusqu’à accepter le déshonneur?

Heureusement que d’autres branches et entités du gouvernement ont suivi une démarche opposée, C’est le cas, par exemple, du Sénat Haïtien qui s’est montré, au moins publiquement, indigné à travers une note, ne portant malheureusement aucun des noms des membres du nouveau bureau. Elle est datée du 16 janvier, mais a été rendue publique le 18:

« Le Sénat, dans toutes ses composantes et tendances, dénonce et condamne avec véhémence les propos xénophobes tenus par le Président des États-Unis d’Amérique…
Le Sénat estime que les propos du Président américain sont ignobles, insultants, méprisants et racistes tels qu’ils infligent un outrage sévère aux valeurs universelles relatives à la dignité humaine. »[4]

Le premier ministre devrait se ressaisir pour ne pas laisser à nos observateurs et aux jeunes de notre pays l’image d’un homme plus loyal aux commanditaires étrangers et aux élites qui l’ont recommandé qu’à ses concitoyens. Ceux-là savent bien que la résignation, au niveau individuel suscite la peur et la peur engendre cette lâcheté qui souvent conduit à l’échec. C’est probablement leur objectif. Mais il semble oublier que cette peur individuelle peut se muter en une peur sociale capable d’engendrer des réactions difficilement contrôlables. C’est pourquoi, l’attitude et les paroles du premier ministre haïtien, en ce 15 janvier 2018, sont toxiques et socialement dangereuses.

J.A.

  1. « Questions de crédibilité » Revue des deux monde, Septembre 2006; p. 126.
  2. « Nous ne sommes pas là aujourd’hui pour en parler… »
    Joseph, Yvon. “Trump provoque une tempête, Le Premier Ministre Haïtien semble être épargné.” Le Nouvelliste, 16 Jan. 2018, [www.lenouvelliste.com/article/181927/trump-provoque-une-tempete-le-premier-ministre-haitien-semble-etre-epargne].
  3. « Trump se défend d’avoir rien dit de la sorte.
    Ce serait regrettable, s’il avait tenu pareils propos! »
    Op. cit.
  4. Déclaration du Sénat de la République. Port-au-Prince, 16 janvier 2018.