Le génocide d’octobre 1937

Il y a de ces anniversaires qu’on aimerait bien ne pas se rappeler, mais l’histoire parfois tenaille des décennies voire des siècles après, et on ne peut s’en empêcher. Se faisant, on garde, bien sûr, le mince espoir que notre génération ou les générations futures n’auront pas à vivre les événements qu’il nous peine à commémorer. Le génocide des Haïtiens en République Dominicaine, il y a 80 ans, en est un.

De la fin du mois de septembre et durant le mois d’octobre de 1937, des Haïtiens résidant en République Dominicaine tombèrent victimes d’un massacre montrant dans toute sa laideur la bassesse humaine, et qu’on peut facilement assimiler à un génocide.

Parce que peu de victimes ont été abattues alors que la grande majorité succomba sous les coups de machette, on a voulu, à l’époque, faire croire au monde que la tuerie fut le regrettable résultat d’un simple soulèvement spontané de paysans dominicains défendant leur bétail et leur propriétés. Mais les documents historiques et les indiscrétions des membres du gouvernement à la tête duquel se trouvait le dictateur Rafael M. Trujillo, ont révélé que le génocide de 1937 fut l’aboutissement d’un plan concocté par le chef exécutif dominicain d’alors et préparé pendant plus d’une année.

Le refus de complicité proclamé par le gouvernement du président Trujillo fut réfuté par l’ambassadeur américain d’alors, R. Henry Norweb, qui, dans un cable au Département d’État, rapporta ce qui suit:

“Avec l’approbation du président Trujillo, une campagne systématique d’extermination a été conduite contre les résidents Haïtiens… et menée avec une efficacité impitoyable par la police nationale et l’armée…”(1)

Les historiens n’ont jamais pu arriver à un accord sur le nombre de tués durant ces semaines macabres. En fait, un grand nombre de cadavres furent brûlés et enterrés dans des tombes non marquées. Une démarche tendant à détruire les preuves médico-légales et à frauder les statistiques. Le gouvernement haïtien d’alors parla de 7,000 compatriotes assassinés, mais le nombre de 30,000 furent avancés par les enquêteurs et les chercheurs un peu plus tard.

Donc, entre 7,000 et 30,000 tués atrocement. Et l’élite haïtienne d’alors, à part quelques officiers de l’armée offusqués qui attendaient les ordres du président haïtien, resta muette. Le gouvernement de Sténio Vincent un allié sur qui Trujillo pouvait compter et l’ambassadeur Haitien à Santo Domingo, Elie Lescot, à travers une série de négociations conduites sous les auspices de Cuba, Mexique et les États-Unis et trouvant une excuse dans le Traité de Gondra(2) de l’OEA, accepta une maigre indemnité des Dominicains. US$750,000.00 d’après le document de règlement du litige(3).

Stenio Vincent, président d’Haiti (a droite), et Rafael M. Trujillo, président de la République Dominicaine (à gauche), deux ans après le genocide d’octobre 1937, à Dajabón sur la frontière nord.

Ce génocide ne fut donc pas le tout premier sur l’Île que nous partageons avec les Dominicains. Les Espagnols, conquistadors, avec la bénédiction des cours royales d’Europe et le silence complice de l’Église catholique, avaient procédé à l’extermination systématique et violente des Tainos, premiers habitants de l’île. Deux décades avant ce fatidique mois d’octobre, le génocide des Arméniens (1915-1917) n’avait révolté personne. De 1941, le monde se rendit complice de l’holocauste des juifs d’Europe par les Nazis. En 1994, des milliers de Tutsis furent massacrés, dans une démarche de grande purge par les membres du clan Hutu au Rwanda, une tuerie qui se déroula malgré la présence de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR).Les Nations Unies, en 1948, avaient pourtant fait du génocide un crime international(4).

Aujourd’hui, le danger d’un génocide pèse sur tous les groupes minoritaires et les migrants, même dans les pays qui se sont enorgueillis d’être les bastions de la démocratie, de la liberté d’expression et de l’égalité entre tous leurs citoyens.

Tous ces génocides ont et auront un point commun. Ils furent et seront le résultat d’un racisme morbide atteignant un niveau de paroxysme aveuglant et se traduisant dans la réalité par des purges sanglantes. Les assassins ont assimilé et assimileront leurs actions à des démarches imprégnées uniquement de nationalisme et de protection de la souveraineté.

Dans le cas du massacre de 1937, à côté du paravent nationaliste, les Dominicains voulaient affirmer une certaine identité qui se définissait uniquement en relation avec les Haïtiens. Cette affirmation transpire encore dans les écrits de leurs intellectuels, dans les notes et certaines interventions du cardinal Nicolás de Jesús López Rodríguez ou de certains chefs de parti politique. Et c’est inquiétant!

Haïtiennes, Haïtiennes, la vigilance est de rigueur.

J.A.

  1. Nixon, Edgar. Franklin D. Roosevelt and foreign affairs. Cambridge, MA : Belknap Press of Harvard University Press, 1969-1983. 7:121-125.
  2. Traité de Gondra (1923), un traité adopté lors de la Cinquième Conférence internationale américaine qui eut lieu à Santiago du Chili) pour éviter ou prévenir les conflits entre les États américains
  3. Settlement of the Dominican-Haitian controversy … Washington, D.C.: Pan American union, 1938; p. 3.
  4. Le texte de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide a été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948. Après avoir obtenu les vingt ratifications requises par l’article XIII, la Convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. [Texte de la Convention]