Adresse du Président du Sénat, Simon Dieuseul Desras, à la Nation
📅 Texte publié le lundi 17 novembre 2014
Texte reçu le 17 novembre 2014
Sénateurs de la République,
Députés des différentes circonscriptions électorales du pays,
Amis et partenaires étrangers de la Communauté internationale présents en Haïti,
Jeunesse haïtienne de nos villes et de nos campagnes.
Haïtiennes et Haïtiens de toute condition, de toute situation et de tout statut social, politique et religieux vivant en Haïti et à l’étranger;
Peule haïtien,
Je m’adresse à vous, mandaté par mes Pairs, depuis cette Tribune historique de la Présidence du Sénat de la République où jadis, et hier encore en 1915, siégeaient et tonnaient des Sénateurs remarquables comme Stenio Vincent, Seymour Pradel, Pauléus Sanon, Edouard Pouget, Georges Léger, etc., qui, face aux défis de l’heure, se sont opposés aux forces antinationales de la conjoncture. Porte-Parole autorisé du Sénat de la République dans toutes ses composantes, je souhaite un joyeux anniversaire patriotique à tous les Combattants de la Dignité et de la Liberté, aux Défenseurs des droits, aux filles et aux fils du Fondateur de cette Patrie, le général Jean-Jacques Dessalines le Grand!
En effet, le 18 novembre 1803 figure dans la galerie des grandes dates de l’histoire universelle ! Connue ou méconnue, confisquée ou ignorée, le 18 novembre 1803 est une date d’appropriation haïtienne que nous avons imposée au monde. 500.000 Nègres d’une nature supérieure que les colons d’alors appelaient bandits et va-nu-pieds ont dit Non à Napoléon Bonaparte, le plus jeune et le plus grand stratège militaire de son temps. Ici en Haïti, cette population de 500.000 âmes s’est convertie en soldats et officiers, et il’s ont battu et vaincu I’esclavagisme, le colonialisme et l’impérialisme français l Les ennemis de la liberté ont signé ici leur reddition sans condition et ont été forcés d’abandonner le territoire dont l’Indépendance allait être proclamée d’abord le 29 novembre 1803 à Fort- Liberté et ensuite, aux Gonaïves le 1er janvier 1804.
Mon adresse de ce jour sera brève, sobre et directe. Elle sera une condamnation sans complaisance de cette manœuvre malicieuse et cynique de manipulation de l’opinion nationale et internationale visant à imputer au Parlement, plus spécialement au Sénat et au groupe des six, la responsabilité du blocage électoral. Elle comportera également une dénonciation de l’entreprise astucieuse de vous ravir les acquis démocratiques remportés au détour des années 80 dans l’héroïsme quotidien d’un combat épique contre la dictature.
Mes chers compatriotes,
ll n’est plus opportun ni même raisonnable de se poser la question sur le pourquoi et le comment de la situation qui prévaut en ce dernier trimestre de l’an 2014, tant toute chose est devenue claire à l’observateur le plus étourdi. Le Pouvoir exécutif, brandissant avec une légèreté cocardière, comme un chantage, ce fameux article 136 qui le charge justement de veiller en tout temps à la continuité des institutions républicaines, n’a pas jugé bon d’organiser les élections législatives en octobre 2011 en prévision du départ d’un tiers du Sénat en janvier – ou en mai – 2012. Et le 8 mai 2012, abstention volontaire ou imprévoyance feinte, le Sénat est réduit à vingt (20) membres à la grande satisfaction de ceux qui mijotaient le dysfonctionnement ou la disparition de ce Corps qui avait montré trop tôt des signes de rigueur dans l’accomplissement de sa fonction de contrôle de l‘action gouvernementale.
Loin de prendre des dispositions pour combler la vacance, on décida de perpétuer la fragilité sénatoriale par des stratagèmes qui n’ont surpris personne. C’est dans cette optique que fut lancé le projet farfelu et improbable de constituer un Conseil Électoral Permanent, alors que l’Exécutif, superbement conseillé par d’anciens parlementaires bien pétris de droit parlementaire, savait bien que le 3e alinéa de l’article 192 de la Constitution amendée était inapplicable pour la raison évidente qu’avec un effectif de 20 membres, le Sénat ne pourrait jamais réaliser un vote de deux tiers, le président de séance ne pouvant voter lui-même.
On éternisa les débats, parallèlement à une campagne de dénigrement aux dépens du Sénat, sous prétexte qu’il refusait de désigner ses trois représentants au Conseil Permanent. Et au bout de six (6) mois, l’imposture se concrétisa sous la forme d’un arrêté présidentiel nommant un Conseil Électoral Permanent de’six (6) membres, en violation de la Constitution qui en fixe le nombre à neuf (9).
Et le temps continua de couler lentement dans la poire des dilatoires jusqu’à ces pourparlers de fin 2012 sous les auspices de Religions pour la Paix et qui accouchèrent du Collège Transitoire du Conseil Électoral, un CT-CEP sorti de la besace du Père Noël le 24 décembre. Il était clair pour tous que le mélange de genres (provisoire/permanent) rendait le nouveau- né impropre à la vie. Et bien que supporté par une propagande flamboyante de la part de l’Exécutif qui ne pouvait cacher sa mainmise sur cette engeance, bien que doté de toutes les commodités de la survie (moyens financiers, aréopage humain et appareillage logistique), le CT-CEP végéta durant une année, incapable de poser un seul acte qui inscrive son existence et ses démarches dans la ligne de sa mission régalienne de réaliser des élections, déjà en retard de deux ans. Mais c’était une année de gagner pour ceux-là qui voulaient pousser au plus loin l’échéance électorale et s’apprêtaient déjà à fêter au deuxième lundi de janvier 2014 le départ du Parlement dans ses deux composantes. Mais la lutte épique du Sénat, soutenue par l’opposition démocratique et même certains parlementaires partisans du régime, ont débouté les courtisans. Alors on s’engagea, fin 2013 et début 2014, dans des pourparlers couverts par le prestige du premier cardinal haïtien, et qui aboutirent à la signature controversée, assortie de nombreuses réserves, de l’Accord d’El Rancho.
Tout le monde convient que cet accort contient des points irritants, voire inconstitutionnels, tel cet article 12 qui enlève au Parlement l’une de ses prérogatives essentielles et confie à un corps non élu le pouvoir de légiférer et d’amender une loi votée par les chambres. Cependant, trop content de s’en tirer à si bon compte, l’Exécutif se précipita dans l’application de l’Accord. ll constitua son gouvernement d’ouverture en y intégrant ses propres alliés; dans sa foulée sur le boulevard désormais libre de ses lubies, il confirma la mutation du CT-CEP en Conseil Électoral Provisoire. Sans omettre en toutes occasions de brandir l’article 12 comme une menace pendante pour vaincre, ramollir ou contourner la résistance du Sénat.
C’est à ce carrefour précis de mars 2014 qu’intervint le G-6. Pour dire ceci: le Conseil Électoral Provisoire n’est ni la fille ni une excroissance d’un organisme préexistant. La Constitution amendée indique souverainement la procédure de sa formation et de son fonctionnement. Et si l’article 289 y relatif fait mention de Conseil National de Gouvernement plutôt que de Pouvoir Exécutif, c’est là ce qu’on appelle une erreur matérielle due à la négligence des rédacteurs législatifs et n’emportant nullement l’obsolescence ni la désuétude de l’article, comme on se plaît à le proclamer. Et, à l’opposé du G-6 se dressa le G-5+ soutenant la position contraire.
En tout état de cause, il n’existe aucune ambivalence dans le registre des culpabilités. Si l’Exécutif avait honoré ses obligations édictées dans l’article 136 de la Constitution et organisé des élections en 2011, 2012, 2013, le Sénat aurait travaillé avec un effectif complet de 30 membres ; et en aucun cas, six (6) sénateurs n’auraient pu, par abstention ou politique de la chaise vide, infirmer le quorum et maintenir le Corps en otage ou en échec. De la faute originelle de l’Exécutif découlent toutes les approximations subséquentes. Il est venu le temps où chacun doit endosser ses responsabilités devant le peuple, devant la postérité et devant l’Histoire; il est venu le temps pour les véritables artisans du blocage de cesser de s’abriter derrière l’écran de la propagande mensongère et de faire porter à d’autres le fardeau de leurs propres fautes et de leurs desseins inavoués et inavouables, mais longtemps découverts et éventés.
Peuple haïtien,
En dépit des gymnastiques publicitaires et politiciennes, ce qui est en cause aujourd’hui, ce n’est point le vote d’amendements à une loi électorale soi-disant bloqué au Sénat par un G-6 qui ne fait que proclamer sa fidélité à la Constitution et appeler à son respect intégral et absolu.
Ce qui est en cause, ce n’est même pas la tenue d’élections que l’Exécutif s’est plu depuis trois ans à renvoyer aux calendes grecques pour aménager un vide institutionnel propice aux aventures autocratiques et totalitaires et surtout pour se donner le temps d’occuper le terrain (formation du parti gouvernemental et du mouvement Tèt kale, formation de plateforme politique gravitant dans l’orbite gouvernementale, révocation des maires élus et leur remplacement par des agents exécutifs intérimaires sous la seule obédience du Pouvoir, etc).
Ce qui effraie aujourd’hui, ce n’est même plus cette épée incessamment brandie, et désormais émoussée, d’un cataclysme politique qui viendrait au 12 janvier 2015 se greffer sur les réminiscences douloureuses du séisme de 2010, pour ouvrir sous les pas allègres des apprentis-autocrates la voie permissive de la gouvernance par décrets qui auraient force de lois.
Ce qui terrifie aujourd’hui et fait trembler tous les démocrates d’ici, d’ailleurs et de partout, c’est le décès programmé de la démocratie représentative, du système parlementaire mixte que le peuple haïtien a choisi au lendemain de sa victoire sur la dictature. C’est la rupture annoncée et patiemment planifiée de l’ordre constitutionnel haïtien, lequel on veut rendre veuf ou orphelin d’une institution républicaine incontournable, qui s’appelle le Parlement.
Depuis Montesquieu, depuis toujours, le régime démocratique repose sur trois piliers fondamentaux : Exécutif, Législatif et Judiciaire. J’ajouterais volontiers la Presse qui est partout considérée comme le 4ème pouvoir.
Si l’un de ces piliers vient à être abîmé ou fracassé, comme c’est le cas aujourd’hui, si l’un de ces pouvoirs vient à sombrer dans un dysfonctionnement naturel ou machiavéliquement provoqué, comme c’est le cas aujourd’hui, l’équilibre est rompu.
Et c‘est l‘édifice républicain tout entier qui s’écroule, emportant tout dans son effondrement. Je dis bien : l’édifice républicain tout entier.
Je réaffirme donc aujourd’hui, au nom du Sénat et de tous les Sénateurs de la République, au nom des Députés en vacances et des Commissions permanentes de notre Chambre des Représentants du peuple, devant la Nation et devant la Communauté internationale, je réaffirme, dis-je, le caractère à la fois politique et juridique de l’existence permanente, continue, non équivoque, non interrompue, indissoluble et inaliénable du Parlement en général et du Sénat en particulier ! Tout rêve secret ou révélé d’une autorité politique qui viserait à anéantir l’une ou l’autre des deux branches du Parlement, par quelque artifice juridique ou politique auquel il se croirait en droit de recourir, équivaudrait à un coup d’Etat flagrant contre la Constitution, un crime de lèse-Partie et une forfaiture imprescriptible de haute trahison qui nécessiterait la légitime résistance du peuple haïtien tout entier pour combattre cette imposture et punir les imposteurs à quelque corps qu’ils appartiennent.
Que les Consuls aveugles prennent garde et se le tiennent pour dit : aucun de ces pouvoirs, à aucun moment incident ou planifié, ne peut se prévaloir d’une quelconque prépondérance politique pour s’octroyer le droit de déclarer le dysfonctionnement ou la caducité d’un Corps consacré par la Constitution et frappé du sceau indélébile de la légitimité populaire. Tant qu’il reste un seul Sénateur en poste, le Sénat demeure, vivant dans la plénitude des ses attributions et prérogatives. Et si même, par la faute des uns et les astuces des autres, le Corps venait à être amputé d’un tiers, de deux tiers et même de la totalité de son effectif, l’institution sénatoriale demeurerait encore, infrangible dans son essence, invulnérable dans son existence constitutionnelle, exhibant un vide accusateur qui ne serait que la définition et l’image de la forfaiture de ses détracteurs.
Même dépouillé de ses élus, l’institution continuera de projeter son ombre taquine sur le faciès des dictatures émergentes, d’empoisonner les consciences assoupies et soumises, de rappeler le peuple à ses devoirs envers la Patrie menacée et au souvenir des martyrs qui avaient versé leur sang et sacrifié leur vie pour ces acquis démocratiques aujourd’hui bradés avec une si insoucieuse désinvolture.
Mes chers compatriotes,
Si j‘ai choisi de vous faire cette adresse la veille du 18 novembre, à l’instant précis peut-être où, il y a 211 ans, Jean-Jacques Dessalines passait les ultimes consignes à ses brigades pour l’ultime combat de l’Indépendance, c’est pour remuer avec vous les cendres du souvenir à la recherche d’une légende enfouie capable d’alimenter notre courage de peuple résistant et indomptable et de nous restituer le sens de l’union sacrée et le goût du miracle salvateur. En cette veille du 18 novembre, je vous indique d’une dextre virile, mais tremblante, l’horizon grisâtre des temps futurs où nous allons devoir peut-être monter sur les barricades – puisque les dialogues sont piégés – pour défendre ou reconquérir la liberté que nos Pères nous ont léguée ou les droits civils et politiques que nous avons conquis au prix du sang versé.
Contrairement aux prédictions des pessimistes et des adeptes du chambardement perpétuel, le 12 janvier ne sera pas une date fatidique pour la démocratie et la République. ll sera plutôt le jour du Réveil Patriotique.
A ce rendez-vous historique de la Renaissance haïtienne, nous convions toutes les forces vives de la nation qui ne peuvent supporter aucun camouflet à la liberté ; nous convions également tous nos amis de la Communauté internationale qui ont fraternellement accompagné notre cheminement sur la route de la démocratie et qui ne peuvent donc avaliser une remontée; malicieuse et maléfique vers les malédictions et les effrois du passé.
Le Sénat réaffirme sa foi en l’avenir démocratique de la République d’Haïti dans l’existence conjointe et équilibrée des trois pouvoirs de l’Etat. Il réaffirme l’unité compacte et inviolable du corps engagé dans la poursuite des idéaux républicains et la défense des acquis démocratiques.
Nous proclamons ces vérités ; nous réaffirmons ces principes; nous dénonçons les travers de la conjoncture et nous annonçons ici que 2015 sera l’année des grands bilans historiques, l’année du grand réveil civique et de la résistance patriotique.
Le Sénat dédie d’ores et déjà l’année 2015 à la jeunesse haïtienne dans toutes ses catégories. Nous la convions au grand pèlerinage historique qui nous conduirons sur les hauts lieux de notre histoire où nos Pères-titans se sont magnifiés de la conquête de la liberté et de l’émancipation jusqu’à imposer aux puissances colonialistes et esclavagistes un nouvel ordre mondial de respect de la dignité humaine.
En ce 18 novembre, j’invite toutes les Haïtiennes, tous les Haïtiens à se recueillir et à méditer sur la geste de nos Aïeux. Qu’ils se persuadent que le parfum des bouquets déposés au pied des statues de nos ancêtres serait plus délectable si les fleurs avaient été cueillies au parterre de la liberté, de la dignité et de la souveraineté nationale.
Simon Dieuseul Desras
Président du Sénat et de l’Assemblée Nationale