L’histoire par les dates
📅 Texte publié le mercredi 10 juillet 2013
Texte reçu le 8 juillet 2013
Terre vouée aux gémonies, sol frappé par la fatalité aveugle des destins de poussière, Ayti, Quisqueya ou Bohio offrait déjà à la curiosité morbide du « Visiteur Européen », un embryon d’organisation sociale, politique et religieuse. Il s’agissait d’une juxtaposition de caciquats, non d’une fédération, gouvernés chacun par un souverain qu’on appelait cacique : La Magua était dirigée par Guarionex, le Marien par Guacanagaric, le Xaragua par Bohechio et Anacaona, la Maguana par Caonabo et le Higuey par Cotubanama. On eut dit un modèle réduit de fédéralisme avant terme sans toutefois l’établissement d’un pouvoir central fort comme aux Etats-Unis et au Canada. Un fédéralisme où la pratique d’une coexistence vraiment pacifique renvoyait au monde des déprédateurs l’image d’une contrée dont les habitants quoique diamétralement opposés sur le plan caractérologique s’enrichissaient d’une vie pastorale sans histoire. Les Arawak et les Caraïbes d’Haïti donnaient déjà l’exemple d’une existence harmonieuse telle qu’ignorée par les Vandales, les Goths, les Wisigoths, les Ostrogoths, les Teutons, les Burgondes, les Suèves, les Huns, les Alains, les Francs disséminés aux quatre vents de l’Europe colonisatrice.
« Les Damnés de la Terre » de Frantz Fanon, de même que les victimes du « Développement inégal » de Samir Amin avaient connu leurs heures de gloire. Le calvaire du nègre et particulièrement du nègre haïtien commença véritablement sous Ovando en 1503 et se précipita sous l’inspiration et même la bénédiction de Las Casas, un autre prêtre de son état. Pourquoi faut-il toujours rencontrer ces êtres désincarnés et d’un extrémisme de succédané dans les moments fauves de notre histoire hantant nos chemins de traverse de leurs silhouettes fantomatiques et patibulaires ? Pourquoi faut-il que le nègre haïtien évolue toujours à l’ombre maléfique des Las Casas, Corneille Brelle, l’abbé Cessens, des membres inefficients d’un pseudo-clergé et aujourd’hui des « marchands de Dieu dans leur Théologie libertaire » ? Pourquoi ? On en trouve à l’aube de notre histoire pour demander aux souverains d’Espagne de « substituer à la faiblesse du bois de campêche, la vigueur du bois d’ébène » pour le développement de leur colonie d’Hispaniola. Notre vie politique de peuple est marquée de leur turpitude incommensurable qu’aucune force connue n’arrive à contenir. Et voici qu’on en trouve encore au crépuscule de notre existence, frappant de leurs mots impies la conscience des naïfs et de leurs poignards sacrilèges, l’Acte d’Indépendance pourtant célèbre et immarcescible.
Echapper à l’esclavage du blanc pour tomber dans la servitude de la satrapie nègre reste en soi un acte de lourdaud congénital. Mais l’admettre, accepter de le vivre devient quasiment diabolique. C’est le comble de imbécillité. Haïti doit cesser d’être la grande naïve du monde. Car, nous sommes loin de détenir le monopole de l’idiotie, même quand ces vingt-sept dernières années de notre histoire font tout pour en prouver le contraire. Malheureusement, les pesanteurs d’un passé imposé ont tendance à constituer ce bouillon de culture où évoluent tous les virus de la microbiologie nationale.
Le 4 Juillet 1776, les Américains ont fondé leur État. Le 14 Juillet 1789, la France a rompu solennellement avec l’ère de l’absolutisme royal. Dans la foulée de ces dates-charnières, la minuscule Haïti en même temps que ses chaînes triennales, faisait sauter quelques têtes de colons et de Congos pour accéder à la dignité humaine. Peut-être, était-ce trop ? La générosité de la révolution française ne pouvait pas s’accommoder de la promiscuité originelle de quelques nègres qui, pourtant, avaient trop bien assimilé les leçons de 1789. La France n’a pas hésité à jeter aux orties sa couverture héraldique pour ouvrir les hostilités dans sa colonie rebelle. Indifférente, l’Amérique laissa faire. Fort heureusement, peut-être à sa grande déception, le génocide n’a pas eu lieu. Haïti naquit du sang de nos Aïeux, de la prestation de nos « Va-nu-pieds ».
Comment comprendre qu’une telle saga n’ait pu jusqu’ici intéresser les metteurs en scène et autres artisans du cinéma ? Comment admettre qu’à l’heure où l’on parle d’autoroute de l’information, le monde continue à être tenu dans l’ignorance totale de ce haut fait de l’histoire mondiale ? Où sont donc nos cinéastes plus portés sur le baratin politique que sur l’expression d’une culture ou la révélation d’une civilisation ? Il a plutôt fallu la plume caustique d’Aimé Césaire, cet Homme, dont le verbe « fait sourire la grammaire, » pour transporter sur les scènes de théâtre français un pan de la splendeur guerrière haïtienne. En effet, tandis que Dessalines compte ses os brisés par la fureur ingrate des nouveaux libres, que Capois médite encore sur la vanité de ses efforts de guerre, que Pétion reproche à l’Amérique du Sud son « pseudo Panaméricanisme », Christophe continue à se montrer drapé dans sa tragédie fastueuse qui, grâce au talent d’un congénère impressionné en impose à plus d’un.
La persistance de ces souvenirs chargés d’émotion, n’a cependant pas empêché les Américains de profaner, une première fois, ce sanctuaire de Héros, le 29 Juillet 1915. Ils en sont repartis le 21 août 1934 non sans avoir confié à quelques bâtards et avortons le soin de poursuivre les opérations de métayage politique qu’ils avaient initié en Haïti. La « Garde d’Haïti » aux débuts pourtant prometteurs, fit tant et si bien que transformée en « Forces Armées d’Haïti », avec des éléments des classes moyennes, elle ne tarda pas à provoquer avec l’aide de nains à courte vue, le génocide monstrueux qui s’est étendu sur trois dates-clés : 30 Septembre 91, 19 Septembre 94, 15 Octobre 94. Pour couronner le tout, la chétive Haïti, jadis indépendante et souveraine s’est vue contraindre par l’histoire à une espèce d’extinction programmée. Sous couvert d’assistance humanitaire ou sous le fallacieux prétexte de Défense des droits de l’homme, la Communauté Internationale, profitant des faiblesses du pays, prend, à travers les forces militaires de l’ONU, possession d’Haïti.
Et depuis, l’ordre du jour est aux forts en gueule, nouvelle forme de dictature populaire dont seuls les belligérants ont droit de cité. Alors, ne s’avère-t-il pas aujourd’hui de toute nécessité d’abolir dans le folklore haïtien ce fétichisme des dates qui ne cesse de refréner nos élans pour, in fine, redresser ce pays qui marche sur la tête ? En d’autres temps, nous avons souffert de la série des 22. Au terme des heures crépusculaires du 7 Février 86, rien n’augurait de l’ombre menaçante du 16 Décembre 90 ni des ténèbres épaisses du 19 Septembre 94 qui ont fini par nous imposer une armée de pacotille : La Minustah. Pourtant, nous en sommes encore là tout en sachant « qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre dans l’éternité mais seulement des œuvres dans l’histoire ; et que celles-ci ne survivent que dans la mesure où elles ont laissé derrière elles le passé et annoncé l’avenir ».
Dr Jean L. Théagène