Dans les affres de l’angoisse, le monde entier s’interroge

Texte reçu le 26 février 2012

« Orphée ne pouvait cependant pas prétendre que jusqu’à la fin des âges les fauves se laisseraient prendre à sa musique. Toutefois, on pouvait peut-être espérer qu’Orphée lui-même ne deviendrait pas un fauve ».

Julien Benda

Dr. Jean L. Théagène
Toussaint LouvertureQuand, méditant sur un rocher de l’île de Sainte Hélène où le retenait captif la soldatesque anglaise, Napoléon Bonaparte, foudre de guerre des armées françaises, vainqueur de cinq coalitions européennes revoyait le film de sa vie, il devait assurément se rappeler ce général nègre que, quelques années auparavant, il laissa mourir dans son cachot du Fort de Joux. On le devine aisément, souriant tristement au souvenir de ses tractations avec l’esclave devenu Gouverneur Général à Vie de la plus riche colonie française. On se l’imagine encore s’insurgeant contre ce destin d’insulaire que lui imposaient les circonstances.

Dérisoire souverain de l’île d’Elbe après avoir connu toute l’ardente ferveur du sort des armes et la somptuosité démesurée d’un pouvoir presque continental, l’illustre prisonnier devait se souvenir de sa correspondance soutenue avec ce Chef rebelle qui s’était toujours permis de  traiter d’égal à égal dans ses missives historiques : «  Du premier des Noirs au Premier des Blancs » ; tel fut l’exergue qui revenait, en leitmotiv lancinant, hanter ses réflexions sur la vanité existentielle. Tel fut l’aphorisme qui, au terme de sa vie tumultueuse et surtout bien remplie, devait lui indiquer, à lui, devant qui tous les souverains d’Europe se courbaient, toute la charge de dignité, toute la puissance de fierté, renfermées dans l’insignifiant corps d’ébène de Toussaint Louverture.

Au demeurant, le Fort de Joux avait vaincu l’île de Sainte Hélène. C’était là, la revanche de l’Histoire pour laquelle la différence entre les hommes, c’est celle que confère la justesse de la cause défendue tout au long d’une vie de dépassement face aux facéties d’un pouvoir esclavagiste qui révèle toute l’ampleur de la bêtise humaine. Dans la tradition de sa fulgurance, « L’Homme-Nation » avant terme, le Général Toussaint Louverture avait pris une longueur d’avance sur l’Empereur des Français, le non moins illustre Napoléon Bonaparte.

Mais d’où vient-il qu’aujourd’hui la nation haïtienne n’arrive pas à produire des spécimens semblables ? Se peut-il que l’héritage génétique haïtien soit tronqué des gênes et chromosomes des Toussaint, Dessalines, des Christophe ? Où sont passés ces dieux, qui du haut de leur Olympe insufflaient aux défaillances haïtiennes cet esprit de résistance qui les a toujours mises à l’abri des déprédations internationales. Dignité perdue, fierté abaissée ; mais les résonnances du lambi assiègent encore nos forêts dévastées et la crête dénudée de nos montagnes où s’était joué trois siècles durant, le destin de tout un peuple.

Et les souvenirs se sont tus. L’ombre des géants de l’Histoire Nationale ne se profile plus à l’horizon pour renouveler l’enseignement aux générations montantes. Leurs descendants ont tous failli, ces Présidents de Carnaval, dans leur mission de créer à l’ethnie noire, tel que projeté par l’Ancêtre sublime, un espace décent de vie, une aire normale d’épanouissement. Ils ont tous failli, ces Rois d’opérette, ces Empereurs de guingois, ces Présidents à Vie, ces Marsupiaux de l’hérédité Présidentielle dans leurs desseins de lourdauds qui croient pouvoir emporter dans leur linceul toutes les richesses terrestres dont la vie les a comblées. Il était temps de mettre un terme à la comédie du nationalisme haïtien. Ils ont sali l’expression de la dignité Dessalinienne. Ils ont faussé le témoignage de la fierté Christophienne. Une fois de plus, le coq a chanté et les « damnés de la terre » haïtienne ont repris leur chemin de Golgotha où, au fort de ses reniements, Pierre devait élever sa Cathédrale de haine. Où est donc passée la fierté haïtienne ? Qu’est donc devenue la dignité de toute une race d’hommes ?

Cette engeance les a troquées contre les surplus de stock destinés aux poubelles américaines, contre le « Food for Work » infecté des instances d’occupation, contre l’ivresse hallucinatoire des contacts morganatiques avec l’occupant. Et le peuple danse. Et le peuple chante. Au carnaval des zombis, les filles portent des jeans qui se baissent sous les stands au premier attouchement et les garçons s’enivrent entre deux déhanchements au « soro » ou à la grenadine. Puis, tandis que Rome brûle, les Néron, les Octavie et les Poppée tirent de leurs orgues et de leurs trombones à coulisse les stridulations déchirantes de meringues syncopées qui ne font que traduire la tristesse paillarde de leur vie de sous-humains. Où donc est passée la fierté haïtienne ? Qu’est devenue la dignité de tout un peuple ?

Elles sont dans les poches ou les attachés-cases des deux « expatriés rapatriés après avoir été bloquées dans les banques où ils déposaient le fruit de leurs rapines. Elles sont dans l’insolence des monuments de béton qui servent de demeure aux parvenus de chaque nouvelle vague. Elles sont dans le démantèlement de nos institutions d’Etat, dans l’élimination de notre Armée, dans la flambée des coûts et le gel des salaires, dans le pillage des caisses de l’ONA par nos parlementaires, dans des contrats faramineux sans appel d’offre et dans toutes ces ostentations des jours gras à Tarraze. Mais elles sont surtout dans le regard torve des enfants de rues, de ceux qui auront trop croupi sous les tentes, des déguenillés de nos corridors qui profitent du Carnaval pour faire passer leurs revendications et exprimer leurs frustrations à travers un cahier de charges fait de gestes obscènes et de paroles grivoises qui ressemblent étrangement aux mots guerriers : « Grenadiers, à l’assaut, sak pa kontan ».

Ô Haïti, en ce soir tumultueux de Février,  à travers le passé, ma mémoire t’embrasse !

Dr Jean L. Théagène
Miami, le 25 Février 2012