De l’importance de la question des langues en Haïti
📅 Texte publié le dimanche 22 août 2010
Texte réçu le 22 août 2010
Par Hugues St. Fort
J’ai une vague intuition que les Haïtiens en général (toutes classes sociales confondues) se fichent de la question des langues et particulièrement de la question de la langue créole en Haïti. Les débats incessants et chargés d’émotion qui surgissent régulièrement à propos de l’opposition traditionnelle français-créole peuvent faire illusion mais je les considère comme l’arbre qui cache la forêt.
Pour les locuteurs haïtiens en général, la langue créole demeure le cadet de leurs soucis. Ils se contentent de s’en servir pour régler leurs innombrables taches quotidiennes mais ne se privent pas de la vilipender quand l’occasion se présente. Certaines personnes pourraient me rétorquer qu’il en est ainsi chez la majorité des locuteurs du monde, qui prennent leur langue maternelle pour un fait acquis et parlent comme ils marchent ou comme ils respirent, par exemple. C’est vrai, sauf que la majorité des locuteurs du monde ne vilipendent pas à tout bout de champ la langue qu’ils utilisent quotidiennement.
Pour d’autres locuteurs, vaguement conscients de l’importance de leur langue native, on entend parfois des réflexions du genre « Ala yon bèl lang se kreyòl ! Mwen fè sa m vle ak li » (Quelle belle langue, le créole ! J’en fais ce que je veux) sans se rendre compte qu’une telle position est loin d’être absolue, que tout le monde peut dire autant de sa langue maternelle.
S’il y avait un doute sur l’importance de la question linguistique en Haïti, les préparatifs devant mener aux élections présidentielles de novembre 2010 ont apporté un démenti formel à une telle opinion. Dans cet ordre d’idées, tout a commencé avec l’entrée en scène de M. Wyclef Jean, le célèbre chanteur hip hop, qui voulait se présenter aux élections présidentielles de novembre. (J’écris ces lignes vingt-quatre heures après que le Conseil Électoral Provisoire [CEP] ait décidé que M. Jean ainsi qu’une quinzaine d’autres aspirants candidats ne pourront pas se présenter aux élections de novembre).
L’entrée en scène de Wyclef Jean a révélé les contradictions, les subtilités et l’importance extraordinaire de la question des langues en Haïti. Jamais peut-être la langue n’a été perçue comme un enjeu social aussi vigoureux en Haïti et les forums de discussion consacrés à Haïti l’ont montré clairement à travers les diverses interventions des intervenants. Sur l’un de ces forums, un internaute s’est moqué de la compétence linguistique de M. Jean et a déclaré qu’il « ne parle aucune langue ». Un autre a qualifié sa capacité linguistique en anglais de « Street English ». Certains ont tourné en dérision l’accent anglophone qui superpose son expression créole. (Rappelons que Jean a laissé Haïti pour les États-unis à l’âge de neuf ans). Quant au français, son immersion totale dans la culture et la langue américaines dès son arrivée aux États-unis ne lui a laissé aucune opportunité pour apprendre le français ou continuer l’apprentissage du français. Le linguiste que je suis condamne bien sûr ces jugements de valeur sur la compétence linguistique de M. Jean mais ils sont révélateurs de l’importance de la question des langues dans le corps social haïtien.
Or, dans le contexte politique (haïtien ou n’importe quel autre), l’éloquence reste un atout particulièrement apprécié. En Haïti, au cours de ces cinquante dernières années, les deux hommes politiques qui ont le plus marqué les foules populaires demeurent Daniel Fignolé et Jean-Bertrand Aristide. Ici, je ne me réfère nullement au contenu de leurs discours mais d’abord et surtout à leur verve, leur bagout, le don de la parole qu’ils possédaient et grâce auquel ils arrivaient à manipuler les foules.
On a parlé de « woulo konpresè » (rouleau compresseur) dans le cas de Daniel Fignolé et de ses aptitudes à électriser les foules de ses partisans ; quant à Jean-Bertrand Aristide, la dénomination même de son parti politique, Lavalas, indique ce qu’il attendait de ses supporteurs. Dans ces conditions, ne pas posséder la langue légitime équivaut à signer son arrêt de mort politique. Dans la mesure où le créole a pénétré au cours de ces vingt-cinq dernières années la majeure partie des lieux publics ou officiels auparavant strictement réservés au français, on peut penser qu’il constituera un enjeu formidable durant cette campagne électorale présidentielle à venir. En particulier, je suivrai attentivement dans quelle mesure l’éloquence ou l’absence d’éloquence de tel ou tel candidat le propulsera au-devant de la scène politique ou diminuera ses chances de se faire écouter.
Les interactions qui se déroulent entre locuteurs ont ceci de particulier qu’elles révèlent la structure sociale qui leur sert de cadre. L’observation des échanges de parole en Haïti, qu’ils soient conduits en français ou en créole, dévoilera tout un ensemble de facteurs sous-tendant la conversation tels que l’âge, le sexe, la profession, l’origine sociale, le degré de scolarisation des interlocuteurs. Cependant, Pierre Bourdieu (Ce que parler veut dire, 1982 : 42) nous met en garde contre la tendance à privilégier « les constantes linguistiquement pertinentes au détriment des variations sociologiquement significatives pour construire cet artefact qu’est la langue « commune ». Ce faisant, dit Bourdieu, « on fait comme si la capacité de parler, qui est à peu près universellement répandue, était identifiable à la manière socialement conditionnée de réaliser cette capacité naturelle, qui présente autant de variétés qu’il y a de conditions sociales d’acquisition.
Dans le cas d’Haïti, il existe pourtant un paradoxe qui se traduit par la quasi uniformité chez les locuteurs haïtiens du français parlé qui ne possède qu’un seul registre en Haïti. On explique ceci par les conditions sociales d’acquisition du français qui se ramènent à part quelques rares exceptions à l’apprentissage scolaire. En revanche, les locuteurs haïtiens s’exprimant en créole (toute la population haïtienne) réalisent « autant de variétés qu’il y a de conditions sociales d’acquisition ». Une confirmation de plus de la légitimité du créole haïtien au sein du corps social haïtien.
Traditionnellement, la question des langues en Haïti se ramène à l’opposition français-créole et les comportements langagiers des locuteurs découlant des contacts réguliers et des interférences réciproques entre le créole et sa langue lexificatrice de base, le français. Cependant, par suite du déplacement du pôle d’intérêt des Haïtiens en général vers les États-unis et sa culture, une troisième langue, l’anglais, est venue se placer sur l’échiquier linguistique. Quelle est ou quelle sera sa place à l’intérieur de la question des langues en Haïti ? Il faut se garder des réponses faciles comme certains de mes compatriotes ont tendance à le faire et privilégier des recherches longues et sérieuses avant d’apporter des tentatives de réponses à ces questions.
Hugues St. Fort