Un retour sur la question du nom de la langue parlée par tous les Haïtiens
📅 Texte publié le lundi 31 mai 2010
Texte réçu le 30 mai 2009
Par Hugues Saint-Fort
Le forum Corbett qui est généralement fréquenté par des anglophones et des Haïtiens natifs dont la langue dominante est l’anglais (Bob Corbett, le modérateur et webmestre est un ancien professeur américain de philosophie maintenant à la retraite) relance depuis une dizaine de jours la question du nom de la langue parlée par tous les Haïtiens. Faut-il l’appeler « ayisyen » (créole haïtien, en français ; Haitian Creole, en anglais) ou « kreyòl » tout court ? Il y a même un intervenant qui propose de la nommer « Ayitian » en anglais, et « Ayitien » en français et en créole. J’ai moi-même été impliqué dans cette discussion où j’ai donné mon point de vue de linguiste sur la question. C’est une question récurrente dans les forums haïtiens.
L’automne dernier, l’une de mes chroniques sur Haitian Times (www.haitiantimes.com) et le « Forum culturel » avait été reprise par le quotidien haïtien « Le Nouvelliste ». A la suite de cette publication, j’ai été vivement attaqué par des compatriotes qui m’ont traité d’anti-patriote et de néo-colonialiste à la solde des Français parce que je soutenais la dénomination « créole » (kreyòl) et rejetais l’appellation « ayisyen » (haïtien). Aujourd’hui, plus de quatre mois après le passage dévastateur du tremblement de terre du 12 janvier, il serait bon de se demander s’il faut continuer ce débat. Ce n’est pas que ce soit un débat malsain ou oiseux mais on devrait en même temps travailler à quelque chose où ceux et celles qui en ont les capacités pourraient contribuer à aider les locuteurs haïtiens les plus vulnérables à avoir accès à une éducation de qualité en créole.Comment comprendre la récurrence de la question de la dénomination de la langue parlée par tous les Haïtiens ? Tous les Haïtiens nés, élevés et vivant en Haïti savent sans l’ombre d’un doute que le nom de la langue naturelle dont ils se servent tous les jours pour communiquer avec leurs compatriotes est le kreyòl.
Dans une certaine mesure cependant, la plupart des Haïtiens en Haïti savent aussi qu’il existe une autre langue traditionnelle parlée par certains compatriotes dans certaines circonstances et que cette langue s’appelle le français. Le fait que certains Haïtiens vivant hors d’Haïti, dans certaines circonstances (rencontres avec des inconnus, entrevues dans des bureaux de services publics à l’étranger…), disent qu’ils parlent français ne démentit nullement la réalité de l’existence du kreyòl.
Cet apparent reniement correspond seulement à un sentiment d’infériorité sociale à travers la langue que les classes dominantes en Haïti ont inculqué à des membres du corps social dominé qui l’ont intériorisé et qu’ils tendent à reproduire à l’étranger. Cependant, ces mêmes sujets parlants, dans d’autres circonstances, sont les premiers à assumer leur condition de locuteur créole et à revendiquer leur identité : « kreyòl pale, kreyòl konprann » ; « se kreyòl nou ye », etc.
Il y a, comme l’une des conséquences du colonialisme et du système esclavagiste qui ont régné dans la colonie de Saint-Domingue, une ambivalence culturelle et linguistique qui a laissé des traces profondes dans la société haïtienne. La fameuse division entre esclaves dits « créoles » (ceux qui ont pris naissance à Saint-Domingue, parlaient un français approximatif et s’occupaient de taches réservées aux employés de maison, aux domestiques, aux contrôleurs) et esclaves dits « bossales » (ceux qui ont pris naissance en Afrique, ne parlaient que des langues africaines et travaillaient durement dans les plantations) a servi à renforcer cette ambivalence culturelle et linguistique ; la présence du français cohabitant avec le kreyòl dans des conditions socio-économiques et socio-éducatives absolument inégales est un autre moteur de cette ambivalence culturelle et linguistique. De toute façon, la question de la dénomination de la langue en Haïti est un faux problème.
Il existe déjà une large reconnaissance de la dénomination de cette langue dans la société haïtienne, malgré les cris d’arrière-garde de ceux qui se réfugient dans une « fierté » mal comprise. Ce qui est en jeu ici, c’est la légitimation de la langue créole par un système politique haïtien faiblard, fluctuant, et incapable d’adopter une politique d’aménagement linguistique responsable.
L’élévation du kreyòl au rang de langue co-officielle avec le français est notoirement insuffisante. Selon Bourdieu, « la langue officielle a partie liée avec l’État. Et cela tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux. C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels (École, administrations publiques, institutions politiques, etc.), cette langue d’État devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées. » (Ce que parler veut dire, pg.27, Paris, Fayard, 1982).
Depuis la Constitution de 1987, Haïti est devenue une société officiellement bilingue créole-français. Mais le marché linguistique haïtien est loin de refléter la constitution de cet État bilingue dont parle la Constitution. L’École haïtienne n’est pas bilingue, les administrations publiques haïtiennes sont notoirement anti-créoles et beaucoup d’institutions politiques haïtiennes continuent d’être à la traîne dans le processus de rédiger en créole des lois, projets de loi et décisions administratives qui ont pourtant vu le jour en français. La reconnaissance du kreyòl comme langue nationale est acquise mais il tarde à fonctionner comme langue officielle véritable dans la communauté parlante haïtienne. Si le français n’a jamais été perçu comme langue nationale, ce qu’il n’a jamais été, sa re-confirmation comme langue officielle en 1987 prouve une fois de plus que cette langue, sur le plan institutionnel, n’a jamais été menacée.
Hugues Saint-Fort