Un silence qui nous laisse perplexe
📅 Texte publié le dimanche 6 décembre 2009
Le président dominicain, Leonel Fernandez, lors de son passage à Paris le 2 décembre dernier, fit certaines déclarations sur la politique intérieure d’Haïti. Nous nous attendions à tout un tollé de la classe politique, de la société civile et des membres de l’ancien Groupe des 184. A côté d’une paire de législateurs qui ont fait part de leur frustration à des journalistes, de la GARR qui publia une note de protestation contre ces déclarations qu’elle assimile à une ingérence dans les affaires internes du pays, du président de la Commission Nationale de Désarmement, démobilisation et Réinsertion (CNDDR), Alix Fils-Aimé, qui les a critiquées, de Edwidge Lalanne, spécialiste en relations internationales qui les a jugées déplacées, c’est le silence total1.
Les déclarations du chef de l’exécutif dominicain constituent une ingérence flagrante dans les affaires du pays et devraient être considérées comme telle par tous les secteurs sans distinction. Si les rôles étaient inversés, la société dominicaine nourrie de cette hostilité pour l’Haïtien aurait manifesté publiquement et même violemment sa désapprobation.
Qu’on se souvienne alors de la colère qu’avait suscitée en République Dominicaine la « Lettre ouverte d’un groupe d’intellectuels et de professionnels Haïtiens au président2. Le président du sénat et le vice-président de ce pays furent les premiers à monter au créneau. Qu’on se rappelle également comment le cardinal de Santo Domingo, Nicolas de Jesus Lopez Rodriguez, affichait en 2006 son outrage en dénonçant les puissances européennes et nord-américaines qui prétendaient imposer à son pays des conditions inacceptables en matière d’immigration haïtienne3.
Comment alors expliquer le silence des élites intellectuelles, politiques et religieuses d’Haïti?
On peut être tenté d’expliquer ce silence en disant qu’avec la situation qui prévaut en Haïti aujourd’hui, la souveraineté acquise en 1804 n’est qu’un mirage.
Mais supposons un moment qu’Haïti jouisse encore d’un minimum de souveraineté, et ce, malgré la présence des soldats étrangers sur son territoire; malgré la nomination par les Nations-Unies d’un envoyé spécial dont les autorités transcendent celles du chef du gouvernement; malgré l’ingérence presque quotidienne de membres influents de la communauté internationale et des puissances en herbe dans ses affaires; ce silence peut s’interpréter de diverses façons. Nous nous contenterons des trois plausibles explications:
1.- La première est une mesquinerie morbide:
Pour nombre d’Haïtiens, la République Dominicaine reste une terre d’asile ou un repaire potentiel (pou sizanka), un endroit où se réfugier quand la situation devint intenable, un endroit où ils peuvent ourdir des complots avec l’approbation tacite de ceux qui n’ont aucun intérêt dans le développement du pays. On se doit donc de rester dans les bonnes grâces des autorités de ce pays et ainsi garantir une entrée sans heurts et un séjour sans difficulté. Toute répudiation des actions de ces dernières est alors un risque qu’on ne peut se permettre de prendre.
2.- La deuxième explication qu’on pourrait avancer est un reniement; reniement non seulement de la souveraineté du pays, mais aussi de notre propre identité:
Nos leaders ne s’identifient plus à l’image glorieuse de notre origine de peuple libre et indépendant, ils acceptent même sans sourciller les masques que veulent leur faire porter les autres. Ils ne se jaugent, ils ne se jugent pas à l’aune de la geste de 1804.
3.- La troisième possible explication est une certaine myopie historique:
L’ingérence des Dominicains dans les affaires d’Haïti ne date pas d’aujourd’hui. Après avoir massacré des milliers d’Haïtiens en 1937, et n’eut à payer qu’une faible amende au gouvernement Haïtien dirigé alors par le président Sténio Vincent, Trujillo s’engagea dans des actions tendant à saper les bases de nos gouvernements. Il soudoie ceux en position d’autorité. Il protège ses sbires. Il fit élire ses protégés. C’est ainsi que Elie Lescot reçut non seulement des encouragements du caudillo dominicain mais aussi des subventions lui permettant de corrompre ses électeurs dans l’Assemblée nationale4. Après la présidence de son poulain, Trujillo a essayé d’influencer la politique interne d’Haïti tout en alimentant chez des sentiments anti-haïtiens.
Aujourd’hui, les petits écoliers dominicains connaissent bien cette tranche de leur histoire et en sont fiers, alors que les livres d’histoire destinés aux écoliers haïtiens ne font presque pas mention du massacre de 1937, et encore moins de l’influence de Trujillo dans la politique haïtienne près de trois décades. Ceux qui ont eu la chance de faire des études approfondies et de découvrir cette période de notre histoire préfèrent ne pas en parler, en adoptant l’attitude de « kite sa ».
Trujillo n’avait aucune velléité colonialiste, une idéologie purement raciste et un esprit revanchard furent à la base de ses menées. On ne peut pas en dire autant des pays impliqués dans la présente situation d’Haïti.
Le pays devint alors un carrefour où ils se donnent rendez-vous. Le pire c’est qu’ils s’attendent à une certaine complicité de notre part. Par mesquinerie, nous ne voulons pas les décevoir. Notre reniement de soi nous pousse même à nous porter volontaires. Notre myopie nous enlève souvent toute capacité de comprendre les enjeux de leurs interventions et les retombées néfastes pour notre nation et ses futures générations.
J.A.
✍ Note:
- Interventions notées par l’auteur au moment de la rédaction de cet article. En outre, certains commentaires de radio et des journalistes en ont fait mention dans leurs émissions et articles sans toutefois les dénoncer. c’est le cas de Nancy Roc qui dans son édition hebdomadaire du 5 décembre sur Radio Metropole « Metropolis » effleura le sujet avec son invité. le politologue et professeur Auguste D’Méza.
- « Texte de la lettres… » Archives et commentaires
- « Cardinal denounces foreign intromission » Dominican Today, [date de publication: 9 janvier 2006] [dernière visite: 5 décembre 2009].
- Crassweller Robert D. Trujillo; the life and times of a Caribbean dictator. New York, Macmillan 1966; p. 151-153.